On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Thomas Radecki, ou la chute d’un ennemi (4ème partie)

Par • le 16/6/2016 • Entre nous

La plupart des médias qui se sont retrouvés dans le collimateur de Thomas Radecki et de la National Coalition on Television Violence n’étaient pas visés en tant que tels. Et Radecki n’a jamais manqué de le faire savoir. Il n’était pas contre la télévision, ni contre les comic books, ni contre le rock’n’roll. Et quand il était de bonne disposition, il n’était même pas contre les jeux vidéo. Uniquement contre la « glorification » de la violence qu’on pouvait trouver dans ces différents médias. Toutefois, il y a un loisir auquel il s’est opposé frontalement, dans son intégralité, et qu’il a poursuivi de sa fureur pendant des années : le jeu de rôle, et plus particulièrement Donjons & Dragons.

Nous n’allons pas refaire un historique complet de l’hystérie collective connue sous le nom de « Panique Satanique », qui a frappé des pans entiers de la culture populaire américaine dans les années 80, à l’image du Maccarthysme dans les années 50 (la littérature ne manque pas sur le sujet, notamment In Pursuit of Satan : The Police and the Occult de Robert Hicks daté de 1988, l’ouvrage collectif The Satanism Scare daté de 1991, et Satanic Panic : The Creation of a Contemporary Legend de Jeffrey Victor daté de 1993). Nous n’allons pas davantage retracer en détail la chronologie des attaques contre Donjons & Dragons et les jeux de rôle. Le livre définitif sur la question est paru l’an dernier, et j’en recommande vivement la lecture: il s’agit de Dangerous Games: What the Moral Panic over Role-Playing Games Says about Play, Religion, and Imagined Worlds de Joseph Laycock. En attendant de vous le procurer, vous pouvez d’ores et déjà lire, en ligne ET en français s’il vous plaît, l’article Le jeu de rôle et la droite chrétienne aux Etats-Unis de David Waldron, ainsi que l’ebook Le JDR c’est le Maaal !, recueil d’articles traduits par l’excellent site Places to Go People to Be.

En revanche, nous allons rappeler quelques étapes clés de la croisade contre Donjons & Dragons, avant de nous concentrer en détail sur la participation de Thomas Radecki à cette croisade. Ses opinions, ses faits et gestes, ses dires et médires, son influence, et son ascension.

De gauche à droite : James Dallas Egbert, William Dear, Bink Pulling et Pat Pulling.

Ceux qui se sont penchés sur l’histoire du jeu de rôle s’accordent sur les deux évènements qui ont donné le coup d’envoi de la cabale anti-JDR aux Etats-Unis, puis dans le monde. Le premier fut la disparition de James Dallas Egbert III en 1979, suivi de son investigation par le détective privé William Dear, et des allégations de ce dernier à la presse, comme quoi le jeune garçon aurait pu être victime d’une partie de D&D qui aurait mal tourné. Cette affaire a contribué à faire connaître le jeu de rôle auprès du grand public américain, pour le meilleur comme pour le pire. En tout cas, elle a planté les graines de la suspiscion sur cette activité. Le deuxième évènement fut le suicide d’Irving Lee « Bink » Pulling II le 9 juin 1982, à l’âge de 16 ans.

Sa mère, Patricia Ann Pulling, a raconté dans son livre The Devil’s Web (co-écrit avec Kathy Cawthon en 1989) comment elle est arrivée à la conclusion que Donjons & Dragons était responsable de la mort de son fils. Tout d’abord, l’enquêteur dépêché sur place a souligné que Bink avait été tué par un revolver de calibre 38, celui de ses parents. Puis il a demandé à Patricia si les Pulling étaient des adorateurs du diable. Elle a d’abord cru à une accusation antisémite (sa famille est de confession juive), jusqu’à ce que l’enquêteur lui montre des lettres laissées par son fils. L’une d’entre elle était adressée à ses parents. D’après la description succinte de Patricia Pulling dans son livre, il apparaît que Bink « se comparait avec Adolph Hitler et l’Antéchrist, qu’il avait été invoqué dans le but de commettre des meurtres, [mais] qu’il ne pouvait pas se résoudre à faire du mal aux autres, et qu’il devait mettre un terme à son existence » (Patricia Pulling et Kathy Cawthon, The Devil’s Web : Who is Stalking your Children for Satan ?, 1989, page 5). Puis elle est tombée sur des manuels de Donjons & Dragons, qu’elle ne connaissait pas. Ainsi que sur une malédiction qu’un autre joueur aurait lancée à son fils : « Ton âme est mienne. Je choisis l’heure. A mon commandement, tu ravageras la terre. Un servant du mal, un tueur d’hommes. » Elle en a déduit que Bink s’était suicidé parce qu’il ne supportait plus le fardeau qui lui était imposé par cette malédiction qui lui avait été lancée dans une partie de Donjons & Dragons. Malédiction qui, selon elle, le forçait à assassiner ses propres parents. En d’autres termes, D&D avait « tué » Irving Lee Pulling Jr.

Joseph Laycock, Professeur d’études religieuses et auteur du livre Dangerous Games, a mené une contre-enquête et apporté de nouveaux éléments qui contredisent quelque peu la version des faits de Pat Pulling :

D’après ma source [qui était proche de Bink avant le suicide de ce dernier], Bink a joué à D&D à l’école, mais seulement pour un total de 9 heures. L’opinion de cette personne est que le suicide de Bink était un acte d’agression contre sa mère. Ses parents avaient eu tous les deux des aventures extraconjugales, chacun à l’insu de l’autre, avant le suicide. Bink s’est logé une balle dans la poitrine avec un pistolet de calibre 38 qui appartenait à sa mère, et son choix de commettre un suicide devant le porche de la maison était une tentative délibérée de choquer et de terrifier ses parents quand ceux-ci rentreraient. Il n’est pas étonnant qu’au lieu d’envisager cette possibilité, [Patricia] Pulling ait choisi de croire que la mort de son fils ait été causée uniquement par un jeu auquel il jouait à l’école. (Joseph Laycock, Dangerous Games: What the Moral Panic over Role-Playing Games Says about Play, Religion, and Imagined Worlds, 2015, page 112)

Par ailleurs, Pat Pulling s’est parfois contredite sur les évènements qui ont précédé la mort de Bink. Dans son livre et dans la plupart de ses publications ou déclarations à la presse, elle a décrit son fils comme « parfaitement normal« , et affirmait que le suicide de ce dernier l’avait complètement prise par surprise. Pourtant, en 1986, lors d’un séminaire privé donné à une association d’inspecteurs, elle a raconté que plusieurs semaines avant le suicide, Bink avait manifesté des tendances « lycanthropiques », telles que courir dans le jardin à quatre pattes en aboyant et en griffant le sol, et que selon toute probabilité, il s’était amusé à tuer et à torturer des animaux, dont les lapins appartenant à sa famille.

Qu’importe : Patricia Pulling décide de rendre responsable de la mort de Bink, non seulement Donjons & Dragons, mais aussi les professeurs qui l’avaient initié au jeu, et qui faisaient quelques parties avec lui. En 1983, elle porte plainte contre le Proviseur de l’ancien lycée de son fils, et réclame 1 million de dollars. Elle est déboutée. Elle décide alors de porter plainte contre TSR, qui édite Donjons & Dragons (ce qui incite certains établissements à interdire D&D dans leurs murs afin d’éviter une éventuelle controverse), en leur demandant cette fois 10 millions de dollars. Elle est à nouveau déboutée. Devant le peu de succès obtenu au pénal, elle fonde, toujours en 1983, une association, Bothered About Dungeons and Dragons (BADD) afin de rassembler les parents de « victimes » de D&D sous sa bannière, et de lancer une campagne nationale pour avertir le public des dangers du jeu de rôle.

BADD peut compter sur le soutien de la Droite Chrétienne, qui mobilise ses troupes depuis l’affaire de la disparition de James Dallas Egbert III. Mais ce n’est pas encore assez pour donner à leur croisade commune un écho national, qui transcenderait (jusqu’à un certain point) l’appartenance politique ou religieuse. Cet objectif va être rempli grâce à l’appui décisif de Thomas Radecki et de la NCTV.

A vrai dire, Radecki n’a pas attendu longtemps avant de compter le jeu de rôle parmi les ennemis de son combat protéiforme contre la violence des médias. Dès 1981, si on en croit Frank Mentzer, game designer chez TSR (il est notamment co-auteur de la célèbre campagne Le Temple du Mal Elémentaire), qui a croisé le fer avec lui un certain nombre de fois. Rebelote en 1983, lors d’un séminaire sur la violence, où le psychiatre déclare que « chaque jeu de Donjons et Dragons [qu’il a] vu contient un thème de violence armée dans une situation de jeu de rôle », et cite le suicide de Bink Pulling comme exemple de la dangerosité de ce loisir. Cette citation est naturellement à l’honneur dans l’un des premiers pamphlets de BADD.

Rien de surprenant à cela, et rien de plus prévisible, quand on connaît les opinions extrêmes de Thomas Radecki sur la violence. Comme nous l’avons vu précédemment, il fait plus que la rejeter : il la diabolise. Pour lui, c’est le Mal avec lequel on ne peut pas transiger, et qu’on ne peut surtout pas présenter autrement que comme le Mal. Par conséquent, toute représentation de la violence à des fins de divertissement est aussi diabolique que la violence elle-même. Or, Donjons & Dragons est un jeu dérivé d’un wargame, où les joueurs incarnent des personnages qui doivent parfois se battre. Il ne s’agit même plus de représentation, mais d’immersion dans la « violence ». C’est ce qui permet d’expliquer, à mon sens, la haine tenace que Radecki a vouée à ce nouveau loisir où, contrairement à la télévision et aux comic books, tout, absolument tout, était à jeter. Cependant, cela ne suffit peut-être pas à comprendre son acharnement si particulier contre Donjons & Dragons, qui dépasse en intensité et en longévité tout ce qu’il a pu entreprendre contre les autres médias (à l’exception de la télévision).

En réalité, c’est l’alliance formée entre Thomas Radecki et Patricia Pulling qui, d’un côté, a mobilisé les ressources habituelles de la NCTV (notamment ses bulletins d’information truffés d’études et de communiqués) pour les inclure dans un combat de longue haleine, et de l’autre, a transformé la croisade personnelle de BADD en un mouvement d’ampleur nationale. On peut dire qu’ils se sont bien trouvés, car chacun a apporté à l’autre ce qui lui manquait. Pat Pulling a apporté avec elle des troupes déterminées, provenant soit de la Majorité Morale, soit de parents de « victimes » de Donjons & Dragons, et disposant d’une capacité de mobilisation et de nuisance dans tout le pays. Tom Radecki, quant a lui, a fourni la caution « scientifique » de la NCTV, ses ressources sur la violence des médias, et son étiquette d’association apolitique et a-confessionnelle. De fait, leur tandem est allé bien au-delà d’un simple appui mutuel, pour devenir une parfaite symbiose. Toutes leurs actions contre D&D ou presque ont été menées en commun. Pulling a même rejoint le bureau de la NCTV, où elle est restée active pratiquement jusqu’à sa mort (y compris après le départ de Radecki).

Le coup d’envoi de leur croisade conjointe est lancé en 1985, par une série de communiqués de presse (l’un d’eux a pour titre « Le jeu Donjons & Dragons tue 27 personnes« ), contenant notamment une citation de Thomas Radecki qui fera date, car elle sera reprise par la quasi-totalité des articles de journaux, publications et livres consacrés à Donjons & Dragons pour les années à venir :

Les preuves accumulées au cours de ces différentes affaires sont tout à fait impressionnantes. Je pas le moindre doute sur le fait que Donjons et Dragons pousse les jeunes gens à s’entretuer et à se suicider. Ce jeu est rempli de violence et de combats incessants. Bien que je sois convaincu que les gens de TSR n’avaient pas l’intention de faire du mal, c’est exactement ce que provoquent leurs jeux. Sur la base d’entretiens avec des joueurs et après avoir consulté les livres de règles, il est clair pour moi que ce jeu désensibilise les joueurs à la violence, et qu’il est responsable d’une augmentation de la tendance aux comportements violents. (Source)

Patricia Pulling, tenant dans ses mains une photo de son fils et un manuel de D&D.

Pour le reste, BADD et la NCTV demandent à la Federal Trade Commission d’imposer à TSR l’inclusion, sur chaque manuel de jeu, d’un avertissement comparable à ceux qu’on voit sur les paquets de cigarettes, indiquant que D&D a été la cause de nombreux meurtres et suicides d’adolescents. Ils réclament également la diffusion d’un avertissement du même genre avant chaque épisode du dessin animé Le Sourire du Dragon, basé sur D&D. Ils exigent, enfin, que le gouvernement sponsorise une étude scientifique sur les effets du jeu sur ses participants. Leurs demandes sont rejetées, mais qu’importe : la presse relaie abondamment leurs déclarations.

Donjons & Dragons est essentiellement une adoration de la violence. C’est un jeu de guerre très intense. Parlez-en à ceux qui y ont joué. C’est très fascinant. C’est un jeu amusant. Mais quand on s’amuse avec le meurtre, c’est dangereux. Quand vous créez un jeu à partir de la guerre, c’est nocif. Le jeu est plein de sacrifices humains, de bébés dévorés vivants, de buveurs de sang, de viols, de meurtres de toutes sortes, de malédictions qui rendent fou. C’est tout simplement un jeu très violent. (Thomas Radecki, cité dans une dépêche Knight-Ridder de Billy Bowles, 27 octobre 1985. Source)

TSR, avec ses millions de dolars de profits, a beau trouver certains psychologues et psychiatres pour applaudir la violence [de ce jeu], pendant ce temps-là, sur 10 chercheurs experts en agression avec qui j’ai parlé à propos de ce jeu, 9 ont exprimé leur inquiétude. Et ils ont tous les 10 affirmé que, selon leur opinion basée sur la recherche concernant la violence des médias, jouer à des jeux violents augmente la tendance aux comportments violents chez de nombreux participants. Certes, Donjons et Dragons est un jeu de coopération et de travail d’équipe, mais il s’agit de coopérer à des actes de violence, de meurtre prémédité et de guerre. Certes, il stimule la créativité et l’imagination, mais il s’agit d’imaginer des scènes de meurtre et d’horreur. Il est nécessaire de présenter une information honnête au peuple Américain. Il y a une masse considérable de recherche qui affirme que les divertissements violents ont un impact délétère sur ceux qui y participent. Les changements sont le plus souvent graduels et subtils. Peu d’entre eux deviennent des meurtriers, mais beaucoup d’entre eux deviennent plus agressifs. Quand un jeu pour enfants s’avère avoir causé la mort de nombreuses personnes, il ne devrait pas être promu via la publicité ou les dessins animés. (Thomas Radecki, cité dans : The Devil’s Web de Pat Pulling et Kathy Cawthon, 1989, page 82)

On vend Donjons & Dragons à des millions d’enfants. La moindre des choses qu’ils méritent est de connaître l’autre version de l’histoire – à savoir que des jeunes sont assassinées à cause de ce jeu. La recherche en agression montre que plus quelqu’un a des fantasmes violents, plus il est susceptible de les mettre en oeuvre dans la vraie vie. Dans ce jeu, vous êtes prêt à vous faire attaquer mortellement à tout moment. Cela ne veut pas dire que tous les joueurs vont sortir de chez eux pour se suicider ou tuer quelqu’un d’autre. Il doit y avoir également une prédisposition à la violence. (Thomas Radecki, cité dans une dépêche Associated Press d’Hélène L. Mitternight, 23 mars 1985. Source)

Il est certain que [D&D] a des effets nocifs. Je ne pense pas qu’on ait besoin d’attendre que la recherche le démontre. Même si le jeu ne causait que 1% des suicides, ou même une fraction d’1%, je me sentirais personnellement inquiété. De toute évidence, la ligne que nous traçons est arbitraire. Mais nous affirmons que pour 10 affaires de meurtre, Donjons & Dragons a été le facteur déterminant. Cela ne veut pas dire que c’était l’unique facteur. […] [Si j’ai joué à ce jeu ?] Oh non. Je n’ai jamais sniffé de cocaïne non plus. Je n’ai pas besoin de sniffer de la cocaïne pour savoir que c’est une mauvaise idée. (Thomas Radecki, cité dans : Linda Fibich, « D&D : a devil of a game ? », The Milwaukee Journal, 3 février 1985. Source)

[Thomas Radecki] affirme que les héros de ces jeux sont presque toujours des assassins et des voleurs, qui cambriolent et qui tuent régulièrement. Le viol est approuvé dans la plupart de ces jeux, et les personnages féminins sont souvent dépeints comme des harpies tueuses d’hommes en petite tenue. (Gayle Young, dépêche United Press International, 18 juillet 1987. Source)

Nous pouvons lier 89 affaires de suicides et d’homicides à ce type de jeux antisociaux. Donjons & Dragons a été la cause d’autant de morts que tous les autres jouets combinés. Il y a tout lieu de suspecter que le fait de mimer des comportements antisociaux dans un jeu de rôle augmentera la probabilité et l’occurrence de ces mêmes comportements dans la vraie vie, en particulier quand ils sont pratiqués et récompensés dans une situation de jeu. Je ne pense pas qu’une personne, quelle qu’elle soit, aussi normale soit-elle, puisse jouer à ces jeux 15 à 30 heures par semaine sans être affectée d’une manière ou d’une autre. [Les joueurs] peuvent généralement faire la distinction entre la fiction et la réalité. Mais le tabou social envers la violence et le meurtre est en train de tomber à cause de cette exposition répétée à la violence. La mort et le vol deviennent des sensations fortes. (Thomas Radecki, cité dans une dépêche United Press International de Gayle Young, 18 juillet 1987. Source)

Jouer à D&D conduit à accroître la tendance vers l’homicide et le suicide. C’est un jeu de guerre incessante qui fait la promotion de fantasmes violents. D’accord, D&D est joué très calmement autour d’une table, mais les décisions du Pentagone elles aussi sont prises calmement autour d’une table. La prochaine génération de commandants du Pentagone est en train de grandir avec D&D. Nous n’essayons pas de censurer quoi que ce soit. Il semble juste que personne ne s’intéresse à ce problème. (Thomas Radecki, cité dans : « NCTV takes on D&D », Computer Entertainment, juillet 1985. Source)

Certes, Thomas Radecki reconnaît à l’occasion que le ton qu’il emploie est quelque peu incendiaire (« Il est possible que parfois, nous soyons un peu excessifs dans nos propos. Je suppose que nous pourrions choisir des mots un petit peu plus gentils »). Par ailleurs, lui et Patricia Pulling répètent sur tous les tons, à qui veut l’entendre qu’ils ne veulent absolument pas interdire Donjons & Dragons, juste informer les gens, les éduquer et les prévenir à propos des dangers potentiels de ce jeu (« Nous n’avons jamais demandé à ce que le jeu soit retiré du marché. nous voulons des messages d’avertissement [sur les livres de jeu] »). Mais même sur ce point, il leur arrive de se contredire. Nous avons vu précédemment que le souhait caché de Radecki était de mettre les producteurs et distributeurs de divertissements violents en prison. En ce qui concerne Pat Pulling, qui n’a rien à envier à son comparse en terme de déclarations outrancières (« Vous ne jouez pas à ce jeu l’air de rien, de même que vous ne prenez pas d’héroïne l’air de rien. Ce jeu accapare totalement les jeunes. ») elle souhaite quand même interdire D&D jusqu’à un certain point :

[Pat Pulling] veut que le gouvernement finance une recherche [sur les effets de D&D]. Jusque-là, elle veut que le jeu soit retiré des magasins de jouets et des grandes surfaces, et interdit dans les écoles et les bibliothèques pour enfants. « Nous voulons qu’il soit considéré comme de la littérature licensieuse à l’instar de Playboy et Penthouse, afin qu’il n’atteigne qu’une audience adulte et mature. » (Kathryn May, « U.S. woman whose son died wants game banned », Ottawa Citizen, 25 mars 1985. Source)

Le Guide du Maître qui a fait couler beaucoup d’encre.

Outre leurs déclarations à la presse, Patricia Pulling et Thomas Radecki sont beaucoup sollicités par les médias audiovisuels. D’après un article paru à la mort de Pat Pulling, celle-ci « est apparue à la télévision, notamment le « Oprah Winfrey Show », « Geraldo », « 60 Minutes » [dont la productrice, Grace Diekhaus, a fait l’éloge du livre de Pulling lors de sa parution] et « Larry King Live », pour parler des adolescents impliqués dans le culte de Satan. Elle est également intervenue dans 200 émissions de radio ». Radecki n’est pas en reste, et très souvent, quand l’un est invité, l’autre aussi. Mais surtout, le tandem va beaucoup s’investir au tribunal dans ce qu’on va appeler la « D&D Defense » ou « Roleplaying Defense ». Le principe est simple : il s’agit, lors d’une affaire criminelle dont le prévenu aurait touché à Donjons & Dragons, de témoigner à la barre en tant que « spécialistes du jeu de rôle » afin de convaincre la cour que l’accusé n’avait pas toute sa tête au moment de commettre son crime et qu’il a agi sous l’influence de D&D, et ainsi, d’alléger sa peine. L’objectif caché est, bien entendu, d’établir par un tribunal compétent un lien de cause à effet entre D&D et un acte criminel, donc d’obtenir la « preuve » juridique indiscutable que Donjons & Dragons pousse les jeunes au crime (ce qui ouvrirait la voie à d’autres procès où TSR se retrouverait à nouveau sur le banc des accusés). Dans le livre de Pulling, The Devil’s Web, paru en 1989, Thomas Radecki revient en détail sur ses témoignages auprès de la cour :

En tant que psychiatre praticien, et en tant que directeur de recherche de la National Coalition on Television Violence, j’ai maintenant témoigné au cours de 8 procès liés aux divertissements violents. Six d’entre eux étaient des procès pour meurtre, un d’entre eux pour homicide accidentel, et un pour un cambriolage à main armée et attentat à la bombe. Six d’entre eux ont impliqué Donjons & Dragons comme étant l’un des facteurs. Ces procès concernent tous des jeunes hommes âgés de 14 à 20 ans qui ont été sérieusement désensibilisés à la violence et intoxiqués par des divertissements violents. Dans chacun des cas, les divertissements consommés semblent avoir joué un rôle majeur dans le processus qui les a amenés à avoir un comportement criminel.

L’un des procès concerne un jeune américain de 19 ans qui s’est investi sérieusement dans Donjons & Dragons pendant son service militaire. Il a sans aucun doute été traumatisé dans son enfance, après avoir été abusé par son père et son beau-père, ainsi que par la famille de son beau-père qui apprenait à leurs enfants à se battre. Au moment où il a sauvagement violé et assassiné une jeune fille de 14 ans, il pratiquait intensément Donjons & Dragons. C’était son obsession quasi-permanente, hors de ses heures de travail et de sommeil. Dans ses jeux, les personnages féminins se changeaient souvent en démons après que les personnages incarnés par les joueurs mâles aient eu des relations sexuelles avec elles. Les femmes « devaient être tuées ». Dans la vraie vie, le jeune admet avoir commis l’étranglement, le viol et le meurtre de la jeune fille de manière non préméditée, en disant que c’était comme si « je regardais par-dessus mon épaule en étant spectateur de la scène ». En prison, le jeune homme est en train d’écrire un livre extrêmement violent dont l’intrigue est indéniablement une extension de sa partie de Donjons & Dragons. Ce livre inclut des armes tueuses qui prennent vie, ainsi que de nombreux assassins. Au moment du meurtre, le dieu du jeune homme était Asmodée, le dieu démoniaque le plus puissant dans le jeu Donjons & Dragons. Asmodée est listé dans la Bible Satanique.

Une autre affaire concerne un jeune membre de la Garde Nationale à Hartford, dans le Connecticut, qui a été initié au jeu D&D durant son adolescence. Il a été admis en hôpital psychiatrique à l’âge de 15 ans quand son obsession pour D&D a été remarquée. Il s’est fait arrêter pour avoir commis une série de vols, seul et avec ses camarades de jeu de D&D. Au moins un cambriolage incluait un incendie et une attaque à main armée. Lui et ses amis se sont faits arrêter pendant qu’ils étaient dans un champ en train de tester une bombe à essence qu’ils avaient fabriquée.

Il y a une quantité phénoménale de preuves qui montrent que ces cambriolages ont été commis pendant les nuits où le jeune homme s’était préparé intensément à jouer au jeu de D&D, mais en a été empêché parce que ses camarades de jeu ne pouvaient pas le faire. Le jeune homme préférait nettement attribuer le rôle de voleur à ses personnages. Quand on lui a demandé pourquoi il commettait toutes ces actions pendant ses cambriolages réels, il a répondu à chaque fois : « C’est comme ça que mon personnage aurait agi ». Bien que ce jeune homme ait été pratiquement incapable de distinguer ses fantasmes imaginaires de la réalité, ses fantasmes ont eu un effet marquant sur son comportement dans la vraie vie.

Dans chacune de ces affaires, bien que Donjons & Dragons ait été impliqué, avec des sessions de jeu de 15 à 30 heures par semaine, il faut également noter par ailleurs une consommation d’autres formes de divertissements violents, incluant un entraînement aux armes et aux arts martiaux, l’écoute de heavy metal, le visionnage de films de guerre et d’horreur extrêmement violents, et la lecture régulière de magazines guerriers. Les jeunes qui ont été initiés à D&D pendant leur service militaire ont noté que c’était devenu un passe-temps très populaire au sein de l’armée américaine. (Thomas Radecki, cité dans : The Devil’s Web de Pat Pulling et Kathy Cawthon, 1989, pages 89-90)

Sur le cas particulier de Jeffrey Meyers, surnommé le « Ninja Killer », jugé pour avoir assassiné en décembre 1986 un couple de retraités (et condamné deux ans plus tard à la peine capitale), voici quelques extraits du témoignage de Radecki, basés sur son évaluation psychiatrique de l’accusé:

L’explication qu’il a donnée à un codétenu à propos de la nuit où il a été arrêté à propos du jeu, où il parlait d’acquérir des pièces d’or et de tuer des ennemis pour gagner des points d’expérience, correspond précisément à ce que le patient [Jeff Meyers] a volé, ce qui inclut onze chaines en or, une montre en or, un collier en or, un chaîne en argent et une montre en argent. Jeff reconnaît qu’il travaillait sur le développement de son personnage, un guerrier Ninja adepte du Bushido doté d’un alignement chaotique neutre. Neutre signifie que le personnage n’a pas d’alignement moral ni d’inclinaison envers le bien ou le mal. Chaotique signifie que ses actions étaient non préméditées, et ne suivaient aucune loi. Les assassins mercenaires sont monnaie courante dans le jeu de Donjons & Dragons, et Jeff affirme que son personnage de Ninja en était un, qu’il gagnait des points d’expérience et qu’il développait le personnage bien qu’il ne jouait pas officiellement au jeu. Par moments, Jeff décrit le meurtre comme une « aventure », ce qui est le langage typique de Donjons & Dragons. (Thomas Radecki, cité dans : The Devil’s Web de Pat Pulling et Kathy Cawthon, 1989, page 94)

Pat Pulling, enquêtrice de l’occulte.

Malheureusement pour le tandem Pulling-Radecki (et il est prévisible qu’ils ne s’en vantent pas trop dans leurs écrits), leur témoignage et leur « expertise » ont été systématiquement rejetés par les différentes cours de justice auxquelles ils ont proposé leurs services, en des termes parfois peu flatteurs. En guise d’exemple, considérons la première affaire criminelle dans laquelle ils se sont investis, qui est également la première affaire où la « D&D Defense » a été tentée : le procès de Darren Molitor, jugé pour avoir tué une jeune femme de 18 ans lors d’une soirée spéciale « vendredi 13 » qui aurait mal tourné. Reconnu coupable de meurtre au premier degré en 1985, il a été condamné à mort avant que sa condamnation soit commuée en peine de prison à perpétuité. Il a fait appel du jugement, et a été débouté en 1987. Pat Pulling et Thomas Radecki ont été appelés par l’avocat de la défense pour témoigner des possibles effets de Donjons et Dragons sur l’accusé. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont convaincu, ni la première cour, ni la cour d’appel.

Pendant le premier procès, la défense a tenté de présenter deux témoins, le Docteur Thomas Radecki et Pat Pulling, comme des experts du jeu Donjons & Dragons. […] Si le Docteur Radecki avait été autorisé à témoigner, son opinion aurait été de dire que le jeu de Donjons & Dragons « désensibilise » ceux qui y jouent, et que cette « désensibilisation » limite la faculté des joueurs de mesurer la dangerosité et la nocivité de leurs actes violents. Pat Pulling aurait décrit la violence imaginée par les joueurs pendant leur partie de Donjons & Dragons. La cour a retenu l’objection du procureur envers les deux témoignages, selon laquelle ils étaient irrecevables.

Pendant le procès en appel, la défense prétend que le témoignage du Docteur Radecki et de Pat Pulling est recevable, afin de décrire « l’état mental » du prévenu au moment de l’homicide. Le prévenu ne prétend pas souffrir ou avoir souffert d’une maladie mentale, ni d’une déficience entraînant une irresponsabilité même partielle; au lieu de ça, il affirme avoir été « désensibilisé » en jouant à Donjons & Dragons, et les opinions de ses « experts » sur la désensibilisation pourrait aider le jury à déterminer son état mental au moment de l’homicide. La défense affirme que cela permettrait au jury de déterminer si le prévenu avait l’état mental requérant la culpabilité pour un meurtre capital ou pour une offense moins grave. L’argumentation de la défense est déplacée, et de ce fait, manque sa cible. […]

Si le vol requiert un état d’esprit coupable, la défense n’atteste pas et ne prouve pas que les témoignages initialement écartés du Docteur Radecki ou de Pat Pulling pourraient démontrer l’absence de cet état d’esprit [chez l’accusé]. De même, et c’est potentiellement plus grave, la proposition de preuve de la défense ne démontre en rien que l’accusé était effectivement « désensibilisé ». Au contraire, le Docteur Radecki n’a jamais eu de conversation avec le prévenu, ne l’a jamais examine, et n’a même pas parlé avec sa famille. Ses seules connaissances sur l’homicide dont il est accusé proviennent d’une conversation non définie avec un conseiller de la défense, ainsi qu’un bref article non identifié qu’il a lu quelques mois avant le procès. Dépourvu de toute connaissance personnelle qui appuierait son opinion à propos de l’état mental du prévenu, le témoignage du Docteur Radecki a été purement et simplement exclu du procès. […]

Le prévenu affirme, cependant, qu’il a pallié à ce défaut en demandant au Docteur Radecki une question hypothétique basé sur des faits établis pendant le procès, et le Docteur Radecki, en tant qu’expert, aurait dû être autorisé à répondre à cette question. L’argument du prévenu n’est pas convaincant. […] La question était la suivante :

« Supposons que nous ayons deux individus âgées de 18 ans, un homme et une femme. Auparavant, la femme a invité plusieurs personnes à célébrer un vendredi 13. Les deux individus participent à une partie de Donjons & Dragons. Supposons maintenant que la femme de 18 ans et que l’homme de 18 ans soient impliqués dans une bagarre. L’homme de 18 ans attache la femme. Supposons ensuite qu’en plus d’attacher la femme, l’homme de 18 ans place un pansement autour de sa gorge. Quelle serait votre opinion sur l’hypothèse selon laquelle les activités que j’ai décrites pourraient être une reconstitution réelle d’une session de jeu de rôle de Donjons & Dragons ? »

Le Docteur a répondu, de façon assez candide, qu’il ne pouvait pas dire quelles étaient les « motivations » du prévenu. Il a répondu spécifiquement comme suit :

« La tendance à avoir ce genre de comportement pourrait être très certainement accrue par une partie de D&D. La question de savoir quelle était l’intention du jeune homme au moment de l’incident est, vous voyez, une question très différente, et je n’en ai aucune idée. Mais la tendance à avoir ce genre de comportement pourrait très facilement être accrue en jouant à D&D, en particulier quand les deux jeunes gens jouent ensemble. Il y a plus de risque de désensibilisation en jouant à des jeux de violence à deux, et il est très possible que… vous savez, il est très probable, justement, qu’il y ait une désensibilisation à jouer à un jeu de violence, ou même une incitation claire à se comporter violemment, de façon intentionnellement violente, entre les deux personnes. Je n’ai aucune idée des intentions particulières [du prévenu] dans cette affaire. »

Cette réponse démontre clairement l’incapacité du Docteur Radecki d’appliquer ce qu’il perçoit de l’effet général de Donjons et Dragons à l’état mental spécifique du prévenu. Pire encore, il ne pouvait pas affirmer, et n’a pas affirmé, qu’un effet potentiel [de D&D] sur le prévenu était la cause des actes de ce dernier. Etant donnée cette proposition de preuve, la cour a bien fait de rejeter le témoignage du Docteur Radecki comme étant irrecevable.

Le témoignage de Pat Pulling souffre des mêmes lacunes, voire pire. Elle n’a jamais parlé au prévenu, ni à sa famille. Le principal objectif du témoignage de Pulling était de décrire le niveau de violence fantasmé dans Donjons et Dragons, ainsi que la manière dont les joueurs étaient rendus accros au jeu. Cependant, avec une candeur similaire à celle du Docteur Radecki, elle a dit qu’elle n’était « pas venue ici pour dire que Donjons et Dragons était la cause de toute cette affaire. » Par conséquent, l’argumentation de la défense n’a aucun mérite. (Etat du Missouri contre Darren Molitor. Extraits du jugement de la Cour d’Appel du Missouri, 31 mars 1987. Source)

En réalité, jamais ils n’ont réussi à convaincre un quelconque tribunal de l’hypothèse selon laquelle la pratique de Donjons & Dragons pouvait être responsable ou co-responsable du comportement d’un prévenu, ou démontrer que ce dernier n’avait pas toute sa tête au moment de commettre son crime. En d’autres termes, la « D&D defense » s’est avérée être un échec complet, et l’éventuelle possibilité de démontrer juridiquement que ce jeu poussait au crime est définitivement tombée à l’eau.

Du côté de la recherche scientifique, l’échec est tout aussi flagrant. Les études concluant à des effets délétères de la violence des médias ne manquent pourtant pas. Mais si l’on consulte les ouvrages de synthèse les plus récents et les plus complets des chercheurs qui affirment effectivement qu’il y a des effets négatifs (On Media Violence et The 11 Myths of Media Violence de W. James Potter, datés respectivement de 1999 et 2001, Children, Adolescents and Media Violence : A Critical Look at the Research de Steven Kirsch, dernière édition datée de 2011, Children, Adolescents and The Media sous la direction de Victor Strasburger et Barbara Wilson, dernière édition datée de 2013, Media Violence and Children : A Complete Guide for Parents and Professionals sous la direction de Douglas Gentile, dernière édition datée de 2014, How Fantasy Becomes Reality de Karen Dill-Shackleford, dernière édition datée de 2015), on se rend compte que les jeux de rôle papier n’y sont mentionnés absolument nulle part. Jamais un seul détracteur de Donjons & Dragons, dans aucune publication (livre, article…), dans aucune intervention publique (discours lors d’un séminaire, allocution radiophonique, débat télévisé…), n’a réussi à présenter une seule étude scientifique dédiée spécifiquement à ce jeu ou aux JDR similaires, démontrant de possibles effets négatifs de ce loisir. Rien, nada, zéro.

De gauche à droite : Bob Larson, Carl Raschke et Bill Schnoebelen.

Le bilan juridique, scientifique et même politique de la croisade orchestrée par le tandem Pulling-Radecki est donc implacablement nul, et l’est resté tant qu’elle a duré. Pourtant, cette même croisade a bénéficié d’un écho et d’une aura considérables. Aux Etats-Unis, toutes les publications anti-D&D sorties après 1985 aux Etats-Unis, que ce soient les livres, les chapitres de livres (dont le thème est presque toujours le satanisme adolescent, et dont les auteurs sont presque toujours des fondamentalistes religieux, à quelques exceptions près), les articles de journaux et de blogs, les communiqués de presse, les brochures, pamphlets et tracts (à noter que le célèbre Dark Dungeons de Jack Chick est sorti en 1984)… absolument toutes ces publications s’abreuvent sur une source commune, principale, voire exclusive : les communiqués de presse de la NCTV et les citations de Thomas Radecki. Viennent en second, les actions et déclarations de Pat Pulling, et les passages de la Bible ayant attrait à la magie et la sorcellerie.

D’ailleurs, on peut constater que la quasi-totalité de ces publications (Like Lambs to the Slaughter de Johanna Michaelsen, Stairway to Hell de Rick Jones, Playing with Fire de John Weldon, The Truth about Dungeons and Dragons de Joan Hake Robie, et des dizaines d’autres livres empreints de « panique satanique ») manquent cruellement d’originalité, et même de personnalité. Description brève des origines de D&D et de ce qu’ils croient être les caractéristiques du jeu et le déroulement d’une partie, dénonciation de ses aspects « occultes » à coups de citations tronquées, rappel de quelques meurtres/suicides tirés des statistiques de la NCTV, puis jeu du « Jacques a dit » en trois temps : Pat Pulling a dit, Thomas Radecki a dit, la Bible a dit. Conclusion-verdict sans appel : éloignez-vous et surtout vos enfants de ce jeu, un café, l’addition !

Les quelques ouvrages, qui même s’ils reprennent ce schéma éculé, arrivent malgré tout à garder un ton original et bien à eux se comptent sur les doigts d’une seule main, et s’ils se démarquent, c’est par des déclarations encore plus outrancières et intolérantes que leurs « modèles » : les livres Painted Black de Carl Raschke et Satanism : The Seduction of America’s Youth de Bob Larson, ainsi que les articles de William Schnoebelen, Straight Talk on Dungeons & Dragons et Should a Christian Play Dungeons & Dragons (qui a au moins le mérite de faire croire qu’il va essayer de réfuter les contre-arguments des défenseurs du jeu de rôle).

Faire des recherches pour écrire ce livre a souvent été une entreprise frustrante et déprimante. J’ai lu chaque livre, tract, et article disponible sur les supposés dangers des jeux de rôle fantastiques. Ce faisant, j’ai été confronté à des passages [tels que] pour n’importe qui ayant déjà joué un jour à un jeu de rôle fantastique, il était clair que leurs auteurs s’arrogeaient une position d’autorité à propos de quelque chose dont ils ne connaissaient rien. (Joseph Laycock, Dangerous Games, 2015, page xii)

En tout cas, le tandem Pulling-Radecki parvient également, grâce à l’ICAVE, la branche internationale de la NCTV, à diffuser ses idées aux quatre coins du globe, le plus souvent sans aucune contradiction ni vérification, et ce même après avoir été discrédité dans son pays d’origine. En Allemagne, c’est le psychologue Werner Glogauer qui reprend à son compte les arguments et statistiques de la NCTV dans ses ouvrages (notamment Kriminalisierung von Kindern und Jugendlichen durch Medien : Wirkungen gewalttätiger, sexueller, pornographischer und satanischer Darstellungen, 1991). Au Canada, c’est l’association C-CAVE (Canadians Concerned About Violence in Entertainment), la brance locale de l’ICAVE présidée par Rose Dyson, qui affirme que D&D « cause des ravages chez ses utilisateurs en brouillant la frontière entre imaginaire et réalité », et que les jeux de ce type « devraient être distribués avec un avertisement semblable aux paquets de cigarettes, selon lequel ils sont dangereux pour la santé » (la même Rose Dyson, dans son livre Mind Abuse : Media Violence in an Information Age paru en 1999, fera état d’un lien entre D&D et une centaine d’affaires de suicides et de meurtres). En France, bien avant les polémiques locales et les émissions de Mireille Dumas ou de Jacques Pradel qui sonneront l’hallali dans les années 90, c’est l’Action pour la Dignité Humaine, elle aussi membre de l’ICAVE, qui diffuse les idées de la maison-mère via des tracts alarmistes. Et plus largement, les journalistes du monde entier ne relaient généralement que le point de vue de Radecki, qui fait autorité puisqu’après tout, il est psychiatre, directeur de recherche d’une association « indépendante », et militant don-quichottesque d’une cause fondamentalement juste. Autant de raisons de ne pas douter de sa parole.

Jeu du fantastique et du rêve, monde de mythologies et de quêtes initiatiques, « Donjons et Dragons », baptisé « D et D » par ses adeptes, emmène ses participants plus loin. Selon plusieurs organes de presse américains, c’est déjà plus d’une cinquantaine de suicides illuminés que « Donjons et Dragons » aurait provoqués chez de jeunes joueurs, bouleversés par « ces parties-marathons d’incitation à la violence et au sadisme ».

Déjà une organisation, baptisée « des personnes inquiétées par D et D », présidée par Patricia Pulling, mère d’une « victime », dénonce ce qu’elle estime être « une porte ouverte sur l’occulte et le satanisme ». Pour le docteur Thomas Radecki, psychiatre et président de la « coalition nationale contre la violence à la télévision », le problème serait plus grave: « Il y a des milliers de jeunes gens très brillants — le jeu dans sa version « avancée » suppose un QI élevé — qui commencent à être obsédés par le meurtre, le viol, voire les sacrifices humains. » (Le Figaro, 1986. Source)

Tipper Gore et Susan Baker, « Washington Wives » et fondatrices du PMRC.

Cette omniprésence médiatique du duo Pulling-Radecki est renforcée par leurs contacts et domaines d’intervention individuels. En effet, Thomas Radecki n’a pas tardé à rejoindre en tant que conseiller le Parent’s Music Resource Center (PMRC) de Tipper Gore. Celle-ci, femme du Sénateur Démocrate (et futur Vice-Président des Etats-Unis) Al Gore Jr., a fondé cette association en 1985 avec l’aide d’autres « Washington Wives » dans le but de faire campagne contre « l’obscénité » du rock de l’époque. Parmi leurs bêtes noires, on trouve Prince, Madonna, et le Heavy Metal dans son ensemble. Le PMRC a fait assez de bruit pour déclencher, en septembre de la même année, la tenue d’audiences au Sénat afin de discuter du problème du « Porn Rock ». Le principal résultat a été l’apparition sur les pochettes de disques « licencieux » de messages d’avertissement « Parental Advisory : Explicit Content ». L’implication de Thomas Radecki dans le PMRC a incité Tipper Gore à inclure parmi ses cibles les chansons et les clips contenant des messages « violents » et « occultes ». En 1987, elle a publié un livre, Raising PG-Kids in a X-Rated Society, dans lequel, avec l’appui des statistiques de la NCTV (« première organisation de surveillance et de recherche sur le sujet »), elle s’en prend à tout ce qui ne va pas selon elle dans la culture populaire… ce qui inclut Donjons & Dragons. D’ailleurs, quelques années plus tard, elle fera l’éloge du livre de Pat Pulling, The Devil’s Web.

Justement, puisqu’on parle de Pulling, celle-ci acquiert une licence de détective privé dès 1984, puis mène l’enquête sur de nombreuses affaires criminelles liées au jeu de rôle et plus généralement au domaine de l’occulte, ce qui lui permet de faire entendre son message anti-D&D dans des séminaires à destinations des détectives privés et des forces de police. En particulier, elle rédige à leur intention, un manuel d’interrogatoire visant à identifier les enfants en danger d’embrigadement sectaire (et particulièrement sataniste) par le biais de Donjons & Dragons, du Heavy Metal et d’autres influences néfastes. Par la même occasion, elle se rapproche des « cult cops », ces policiers spécialisés dans la chasse aux sectes, aux démons et à leurs adorateurs. Au premier rang de ses « superflics » se trouve Larry Jones, Président du Cult Crime Impact Network (CCIN), éditeur du bulletin d’information confidentiel File 18 et organisateur de séminaires privés réservés aux agents de la loi. Son action « d’information » et « d’éducation » auprès des forces de l’ordre lui vaut de nombreuses décorations, dont la Kentucky Colonel Award, la plus haute distinction civile délivrée par l’état du Kentucky. Autant de récompenses qui permettent de cimenter auprès des médias et du public sa réputation « d’enquêtrice de l’occulte » et de conserver une certaine crédibilité. En effet, en ces temps de paranoïa aigüe, si sa croisade anti-sataniste ne rencontre pas d’écho, ni auprès des la communauté scientifique, ni auprès des juges, il reste la théorie du complot, véritable ciment de la « panique satanique » sur laquelle elle surfe allègrement, au point d’en devenir l’une des figures de proue.

Enfin, le tandem Pulling-Radecki s’investit activement dans toutes les initiatives locales visant à interdire Donjons & Dragons dans les établissements scolaires (voires les bibliothèques), en organisant des colloques et des campagnes ciblées pour faire pression sur les directeurs de ces établissements. Parfois avec succès, comme à Putnam, une petite ville de bûcherons du Connecticut, devenue en 1985 un champ de bataille d’une rare violence entre les (nombreux) partisans et les (quelques) adversaires d’une interdiction de D&D aux adolescents. Ce genre d’actions permet de faire régner un climat de polémique, d’incertitude, voire de terreur, dans tout le pays, renforcé par une couverture médiatique souvent peu regardante, et parfois au parti pris explicite. Ainsi, parmi les comptes-rendus élogieux du livre de Pat Pulling, on trouve, outre la productrice de l’émisson 60 Minutes, Larry Fleece, directeur de l’émission Entertainment Tonight, qui affirme que Pulling « a été une source d’information précieuse pour [leur] programme, en relation avec de nombreux reportages […] concernant l’effet sur les jeunes des images produites par l’industrie du divertissement. ».

Justement, en parlant « d’industrie », quid de celle du jeu de rôle ? Quid, plus particulièrement, de TSR, qui édite D&D, l’objet du délit et la source de tous les maux ? Après avoir laissé Frank Mentzer défendre le loisir lors de la première vague de panique, la compagnie envoie au front son chef des relations publiques, Dieter Sturm, pour contrer le duo Pulling-Radecki, avec un succès pour le moins mitigé. Sturm ne tarde pas à quitter la compagnie pour devenir technicien en effets spéciaux. TSR décide alors… de ne rien faire. Du moins, publiquement, parce qu’en privé, si on en croit l’auteur James Lowder fraîchement recruté, « les dirigeants n’avaient aucun sens de l’humour à propos de la panique [anti-D&D], et j’ai compris que je ferais mieux de ne jamais plaisanter à ce sujet en leur présence », et d’ailleurs, « la compagnie était devenue hyper-susceptible envers la critique lié à cette panique à tel point que les démons et les diables devaient disparaître coomplètement d’AD&D avec la publication de la deuxième édition. »

Ce mélange d’inaction et de capitulation en énerve plus d’un, dont les rôlistes qui décident de s’organiser sous la bannière du Committee for the Advancement of Role-Playing Games (CAR-PGa). De son côté, Michael Stackpole, auteur et game designer (on lui doit notamment, en jeu vidéo, Wasteland, précurseur de la série Fallout), décide de prendre les choses en main en montant au front de sa propre initiative, à commencer par un débat radiophonique en 1987 avec l’une des représentantes de BADD. Selon lui, il y avait urgence.

La raison pour laquelle j’ai senti qu’il était nécessaire de faire ça était parce que l’hystérie [anti-D&D] avait atteint un pic et que TSR (le numéro 1 de l’industrie à l’époque) ne faisait rien à ce sujet. Ils croyaient que « s’il n’y avait pas de publicité, c’était de la mauvaise publicité ». Je déteste ça. J’attends qu’on m’explique le bénéfice de voir son produit lié à des meurtres, à des suicides, à des viols en série et au satanisme.

A l’époque, [Pat Pulling] était en train d’apporter son soutien à un projet de loi en Virginie qui aurait financé un organisme d’investigation chargé d’enquêter sur les allégations de rituels sataniques, et le jeu de rôle aurait été précipité dans le même panier. […] Elle publiait une lettre d’information, que les autres citaient en référence et faisaient circuler. C’était d’une qualité incroyablement mauvaise, et c’était nocif, donc elle devait être stoppée.

La fin était proche pour la croisade anti-D&D. Ainsi que pour Thomas Radecki (même si dans son cas, cela allait être davantage dû à ses propres actions qu’à la contre-attaque de Michael Stackpole).

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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