Hommage à un journaliste méritant : William Audureau
Par Shane Fenton • le 21/2/2020 • Entre nous •William Audureau, pilier de la presse vidéoludique depuis 20 ans, et plus particulièrement de la rubrique Pixels du Monde depuis 5 ans, vient d’annoncer qu’il s’en allait. Il continue le journalisme, et il reste même au Monde, puisqu’il intègre les Décodeurs. Mais à quelques exceptions près, il n’écrira plus pour le jeu vidéo. Et ça mérite bien un hommage, agrémenté de quelques remerciements et d’une remise en question. Parce que c’est un coup dur.
Commençons par l’hommage. Ce que je retiens pour ma part, outre les nombreux ouvrages publiés (Pong et la Mondialisation, L’histoire de Mario, la biographie de Ralph Baer et tant d’autres), outre l’exposition « Entrons dans une nouvelle ère culturelle » à la Cité des Sciences, outre les précieux articles de la rubrique Pixels… c’est l’existence même de cette rubrique dans un journal comme Le Monde. Il faut avoir lu pendant des années la presse généraliste et bouffé sa dose régulière de vache enragée pour être capable d’apprécier à sa pleine mesure le changement qu’a apporté cette rubrique. Il ne s’agissait pas d’un blog vaguement associé à un journal tout en restant à part. Ni d’une poignée de posts ou de billets relégués dans la « version internet » (composante longtemps négligée de la presse papier) ou noyés dans une sous-rubrique de type « multimédia » ou « nouvelles technologies », au milieu d’éditos bilieux et de faits divers scabreux sur le thème de la violence ou de l’addiction. Non, cette fois, on avait un journal, et pas des moindres, qui consacrait au jeu vidéo (et aux autres médias numériques) une rubrique à part entière, en lui appliquant un véritable traitement journalistique, en lui faisant bénéficier d’une information de qualité, et en le prenant véritablement au sérieux. Et c’était pas trop tôt.
Enfin, on avait le meilleur des deux mondes. D’un côté, un regard de connaisseur, qu’on était en droit d’attendre de gens qui écrivaient sur ce loisir depuis autant d’années. De l’autre côté, un traitement professionnel, rigoureux et indépendant, qu’on était en droit d’attendre d’un journal prestigieux. Enfin, on avait l’occasion de lire régulièrement des articles à la fois fouillés et précis sur des titres ou des aspects du jeu vidéo qui jadis n’auraient eu aucune chance d’être mis en valeur dans la presse généraliste. Voilà ce qui, à mon sens, mérite le plus un hommage. Voilà qui mérite un grand bravo, un grand merci, pour tout le travail accompli, dont on mesure difficilement l’ampleur.
Merci, donc, et bonne continuation, puisque les décodeurs vont y gagner. Tant mieux pour eux. Et tant pis pour nous. Parce que si la rubrique Pixels continue et reste entre de bonnes mains (merci Corentin Lamy, Morgane Tual et les autres), même si Le Monde bénéficie toujours des services d’un excellent journaliste, le monde du jeu vidéo, quant à lui, a beaucoup à perdre.
Revenons sur la principale raison qui a poussé William Audureau à partir : l’usure. Quand on alimente soi-même un blog vidéoludique, c’est un mal qu’on connaît bien et qu’on redoute beaucoup. Je ne peux que renvoyer à ce que je disais à propos des 10 ans de ce blog : « À quoi bon écrire des tests de jeux quand on trouve déjà tout ce qu’il faut savoir sur Wikipédia, YouTube, et les sites vidéoludiques bien établis ? À quoi bon écrire des articles sur un blog quand on peut, soit faire court sur son compte Twitter, soit faire long sur sa page Facebook, avec potentiellement, un nombre bien plus important de lecteurs ? Et dans mon cas, à quoi bon écrire sur la violence vidéoludique (et se documenter plus généralement sur la violence des médias) quand cette question n’intéresse plus personne ou presque, et que les blogs spécialisés sur ces questions ont fermé les uns après les autres ? [NB: en fin d’année, la VDVC, l’association des joueurs allemands, a décidé de s’auto-dissoudre puisqu’elle n’avait plus de combat à mener] À quoi bon argumenter paragraphe après paragraphe quand on peut expédier la question en 140 ou 280 signes ? » (et j’ajouterais, à l’attention de William qui trouve ses articles « beaucoup trop longs » : objection ! Les articles longs, c’est la vie).
On pourrait en rester là et aligner les propos de comptoir. Les temps changent. Avec le temps, va, tout s’en va, etc. On pourrait tenir des paragraphes entiers en tournant en boucle sur ce thème qui ne mange pas de pain tellement il est neutre. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel du message de William.
En effet, l’apparition de la rubrique Pixels, et plus généralement l’idée d’un traitement réellement journalistique du jeu vidéo, a fait grincer plusieurs dents. D’un côté, certaines personnes extérieures au jeu vidéo, outrées par l’intrusion de ce loisir dans « leur » journal. Et de l’autre, certaines personnes gravitant dans le monde du jeu vidéo (industrie, presse spécialisée, « communauté »…) outrées par l’intrusion d’un journalisme indépendant, rigoureux, parfois critique et à rebrousse-poil de l’insouciance dominante, dans leur loisir.
Le premier cas de figure a déjà été évoqué ailleurs, il se traduit le plus souvent par une poignée de commentaires fielleux, ou au pire, par des accusations et insinuations de collusion avec l’industrie.
L’été 2016, alors que des associations de consommateurs commencent à s’inquiéter , légitimement, de certains aspects liés à la diffusion des Pokémon, de biais ou de dangers potentiels, le point de vue développé par le journaliste du Monde est tout autre. Aux termes d’une petite recherche, il apparaît que le journaliste, dont la biographie précise qu’il travailla pendant plusieurs années pour Nintendo, le magazine officiel, a déjà rédigé […] pas moins d’une dizaine d’articles pour Le Monde en lien avec le produit [Pokemon Go] édité par The Pokémon Company (dont Nintendo est l’un des trois actionnaires principaux). […] La perspective éditoriale développée par Le Monde au travers de la série d’articles de M. Audureau interroge, tant par la chronologie que par le propos : en effet, cela s’effectue en parallèle de la phase de « placement de produit » par l’éditeur. Ignorant les motivations profondes du journaliste, nous en resterons toutefois à cette interrogation, sans extrapoler. (Source : De la valorisation et de la légitimation des jeux vidéo, contribution de Laurent Trémel à l’ouvrage collectif Divertir pour dominer 2 : La culture de masse (toujours) contre les peuples, L’Echappée, 2019, pages 146-147 )
Le deuxième cas de figure, qui apporte un démenti cinglant à ces insinuations, est malheureusement plus grave puisque c’est ce qui a conduit William à jeter l’éponge.
A ce titre, relire le passage sur « les sujets qui fâchent », et sur le prix qu’il a fallu payer pour les aborder, laisse un goût de cendre dans la bouche. C’est là qu’on se rend compte que certaines personnes s’accomodaient très bien d’un traitement médiatique exécrable qui encourageait l’insularité, le tribalisme, la mentalité de forteresse assiégée, qui allait jusqu’à rendre l’idée même de critique complètement inaudible, et qui permettait in fine d’évacuer certaines questions gênantes, telles que les conditions de travail, les récupérations politiques, le sexisme, la complaisance dans la violence… C’est là qu’on s’en veut de ne pas avoir prêté l’oreille plus tôt aux quelques voix qui essayaient de nous mettre en garde il y a longtemps (Christian Lehmann et sa trilogie No Pasaran ? Jérémie Lefebvre et son « syndicat virtuel » Ubifree ? Roh, ils exégeraient un peu quand même !… et en fait non). Ce passage démontre également, après plusieurs autres affaires (le GamerGate, entre autres), jusqu’où certaines personnes sont prêtes à aller pour maintenir l’illusion d’un « pays joyeux » dénué de problèmes internes.
Il ne tient qu’à chacun d’entre nous de ne pas se laisser séduire par cette illusion, d’accepter la critique avec discernement, d’être prêt à se remettre en question et ses passions avec. Tout cela ne va certes pas de soi. Mais l’existence d’un journalisme vidéoludique digne de ce nom ne va pas de soi non plus. Néanmoins, le jeu vidéo en a besoin plus que jamais. William Audureau a fait plus que sa part pour concilier les deux mondes, et pour cela, il mérite toute notre gratitude.
J’aimerais conclure ce modeste hommage par un remerciement personnel. A l’époque où Kwyxz m’a accueilli sur ce blog, ma prose était encore en chantier, et j’avais bien du mal à structurer ma pensée. William a été l’un des premiers à m’offrir un retour véritablement critique, et il m’a également aidé à me décrotter la tête de certains a priori que j’avais encore sur le milieu, ou sur les débats qui le concernaient. En particulier, il m’a incité à me débarasser pour de bon de ma mentalité de sentinelle, et ce juste à temps pour voir qu’effectivement le jeu vidéo avait gagné contre ses détracteurs extérieurs. Et ça valait bien que je lui tire mon chapeau une dernière fois.
Merci, donc. Bravo. Respect. Et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Tags: controverse, Journalisme, Le Monde, Pixels, William AudureauShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Merci pour ce chouette hommage qui paraît court vu la longueur de tes autres publications !
Merci pour ton retour. Et il y a une raison à la taille (relativement) courte : je voulais battre le fer tant qu’il était chaud, donc essayer de ne pas passer plus d’une journée à écrire cet article. J’avais commencé le matin, quand j’ai lu le tweet de William, et, alors que l’après-midi était bien entamé, je n’avais écrit que les 2/3. J’ai donc rushé la fin en 3-4 heures, sinon l’article allait rester en chantier, et soit j’allais m’y mettre en dilettante pour pondre un truc au bout de 4 à 6 mois avec une longueur multipliée par 10, soit (plus probable) j’allais le laisser moisir et rejoindre ma longue pile d’articles inachevés.
Là, au moins, j’ai un truc fini et qui colle à la triste actualité (même si, comme toujours, j’ai l’impression, frustrante, de ne pas avoir mis le tiers des idées que je voulais faire passer).
Je découvre cet article avec un peu de retard, en repensant par hasard à aller voir s’il n’y avait pas du neuf sur GS198X. Je ne savais même pas qu’Audureau avait quitté Pixels. Je n’étais pas toujours d’accord avec ce qu’il y écrivait, mais j’étais content qu’il faisait vivre cette rubrique au sein d’un journal « pour adultes », alors qu’à ma connaissance, la plupart des sites d’informations, même culturels, ont laissé tombé l’idée de consacrer une rubrique au jeu vidéo.
Je vais m’écarter un peu de la question de la place du JV dans le journalisme avec un grand J (le journalisme payé ?) et tenter une comparaison avec ma petite vie. J’ai moi-même arrêté de contribuer à Factornews le mois dernier, mais pas par usure (mon rythme d’écriture n’était certainement pas aussi soutenu) mais au contraire, par envie d’en découdre. C’est des gens comme Audureau, comme les rédacteurs de Factornews, comme les blogueurs anglophones (dont beaucoup sont en 404 aujourd’hui, à mon grand regret), comme vous aussi à GS198X, qui me donnent envie de lire des gens parler de jeu vidéo d’une manière plus intéressante que les hot takes sur Twitter, ou les émissions interminables sur Twitch.
C’est la réponse que je me suis donné à la question « à quoi bon ? » : j’espère un jour trouver comment transmettre cette écriture, à laquelle je dois beaucoup du plaisir que je tire des jeux vidéo, sans devoir publier des news tous les jours, sans avoir à parler de jeux auxquels on n’a pas joué, sans s’interdire de dépasser 250 caractères. Factor était un super terrain pour cela, mais accuse comme beaucoup de sites « à l’ancienne » une lente baisse de trafic, comme si les gens « n’aiment plus lire », et cela m’a décidé à prendre du recul et à réfléchir à comment démontrer le contraire. Du coup, sans nécessairement parler au plus grand nombre, mais au moins à un public curieux qui, j’en suis convaincu, existe toujours sur le net et a des choses précieuses à apporter à la conversation. Les réseaux sociaux ne sont pas une fatalité.