Une journaliste spé menacée pour avoir critiqué un jeu (en 1996)
Par Shane Fenton • le 28/9/2014 • Entre nous •La sortie de Duke Nukem 3D en 1996 a été un triomphe immédiat et planétaire. « Le jeu qui a tué Doom», d’après la couverture du Joystick de l’époque, qui l’a rapidement proposé en cadeau d’abonnement (ce faisant, ils ont convaincu au moins une personne : mézigue !). La presse allemande n’a pas été en reste. En témoigne le magazine PC Player, qui a déroulé le tapis rouge dans son numéro de juillet 1996… à une exception près. En effet, la rédactrice Monika Stoschek est allée à contre-courant de ses collègues en ne lui donnant qu’une étoile sur cinq, et en justifiant son choix par le dégoût que lui a procuré une scène en particulier.
Le contre-avis de Monika Stoschek (PC Player, juillet 1996)
Je m’enorgueillis d’avoir comme pseudonymes « Mortal Moni » ou « Ripley », mais ce jeu contient des scènes qui dépassent mon propre seuil de tolérance pour ce qui est du degré de brutalité. Je trouve que flinguer sans pitié des femmes nues, sans défense, ligotées au plafond, est au bas mot déplacé. A part ça, le design du jeu n’est pas sans mérite, surtout par rapport aux possibilités d’action du Duke. Pourquoi il ne sauve pas tout simplement les victimes en tuant les Aliens et en libérant leurs otages ? Cela n’irait aucunement à l’encontre de son rôle de macho, et en plus, cela ferait de lui un véritable héros.
Et qu’on ne vienne pas me parler de contrôle parental – quel joueur activerait un truc pareil ? Après tout, ça lui donnerait le sentiment de manquer quelque chose. Il est vraiment dommage qu’un jeu correctement programmé, avec plein d’idées intéressantes, soit gâché par cette débauche exagérée de violence, selon la devise « plus c’est brutal, plus ça saigne, et meilleur c’est ». En tout cas, ce genre de boucherie ne me procure plus aucun plaisir !
Cette réaction, qui rappelle celle de Joystick sur « l’argent sale de Doom 2» deux ans auparavant, a servi de munition au BPjS (ou « Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Schriftenallemands », le bureau fédéral chargé de « mettre à l’index » les oeuvres jugées « dangereuses pour la jeunesse ») dans sa décision d’interdire le jeu sur le territoire allemand. Parmi les lecteurs de PC Player, elle n’a pas fait l’unanimité, bien au contraire. Dans son numéro suivant (août 1996), le magazine a laissé la parole aux lecteurs, du moins les plus polis d’entre eux, parce que les lettres d’insultes et de menaces contre Monika n’ont pas été publiées.
Mortal Moni under fire (PC Player, août 1996)
oceanhog@aol.com
A propos du test de Duke Nukem : je suis parti l’acheter aussitôt ! Et Monika me fait pitié si elle prend au pied de la lettre ce genre de brutalité complètement déjantée. Désolé, mais KZ-Manager sur C64, ça, c’est « déplacé » ! [NdT : KZ-Manager ou « Manager de Camp de Concentration », est un jeu amateur néo-nazi qui a défrayé la chronique au début des années 90, pour des raisons plutôt évidentes] Duke Nukem est super, tout simplement ! On verra si Quake pourra suivre.
Oliver Naujocks
Monika devrait d’urgence changer de pseudo : « Mortal Moni » ou « Ripley » sont désormais complètement inappropriés pour elle. Que pensez-vous de « Mère Teresa » ou de « Claudia Nolte » ? [NdT : Claudia Nolte a été Ministre de la Famille, de la Femme, de la Jeunesse et des Personnes Âgées dans les années 90. A l’époque, elle s’en est prise à Internet au nom de ses convictions anti-pornographie (c’était la grande mode de blâmer Internet tout entier pour ces choses-là, et pas qu’en Allemagne d’ailleurs)] Non, plus sérieusement : quelqu’un qui se donne ce genre de surnom devrait rester de marbre devant le mauvais goût, ou bien activer le contrôle parental, mais surtout pas descendre un jeu aussi excellent à cause d’un détail (désactivable qui plus est).
Andreas Sommerer
A propos du test de Duke Nukem 3D : tout d’abord, félicications à votre Moni. Sur le sujet, elle a parfaitement résumé le fond de ma pensée. Je ne trouve qu’un seul adjectif pour les concepteurs qui rendent leur jeu plus fun en faisant abattre des femmes ligotées et nues : pervers. Bobo [NdT : un autre rédacteur de PC-Player] répondra qu’on peut tout désactiver. Mais les écoliers qui s’assoient tous les matins dans le bus derrière moi et qui se shootent quotidiennement avec ce genre de merdes sont très contents de voir que les FPS deviennent de plus en plus pervers, et bien sûr ils jouent sans s’arrêter, et sans se rendre compte de la direction qu’ils sont en train de prendre. Cruauté et brutalité pour le fun. Autant ce jeu est fantastique et réussi d’un point de vue technique (moi-même j’aime bien flinguer les gens), autant ici, les limites du défendable ont été franchies.
Réponse de la rédaction
L’étalage de brutalité et de sadisme dans Duke Nukem 3D semble effectivement trouver preneur au sein du public visé. Cependant, la rédaction toute entière a eu l’estomac retourné quand notre Monika a reçu de véritables lettres de menaces à cause de son opinion (nous ne les publierons pas) – manifestement, les plombs (de la violence) ont sauté chez certains lecteurs.
PC Player s’efforce depuis des années de rester à bonne distance du débat sur la violence dans ses tests de jeux. Cependant, et la rédaction est unanime sur ce point, il y a une différence à faire selon que le joueur flingue des monstres ou des femmes nues sans défense. Le seul fait de représenter des femmes ligotées est problématique; la manière dont Duke Nukem les représente dépasse les limites du mauvais goût. Même ceux qui ne partagent pas cet avis, et à qui la violence graphique ne fait aucun effet, devraient faire preuve de tolérance, et laisser s’exprimer Monika et tous ceux qui sont d’accord avec elle sur la débauche de violence gratuite. Ceux qui l’accusent, elle et toutes les personnes critiquant Duke, de censure, ou qui veulent lui dénier le droit d’appeler un chat un chat et la brutalité gratuite la brutalité gratuite, sont déjà désensibilisés et « brutalisés » eux-mêmes.
Toute ressemblance avec la situation actuelle est bien sûr, purement fortuite !
Tags: Allemagne, controverse, jeux violents, killerspiele, menaces, Traduction, violenceShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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