Allemagne : Quand la télé dépeignait les joueurs comme des violeurs nazis (2007)
Par Shane Fenton • le 29/4/2017 • Entre nous •En ce début d’année 2007, la situation n’était pas brillante pour le jeu vidéo en Allemagne. Une tuerie de masse, ou Amoklauf, venait d’avoir lieu dans la ville d’Emsdetten, ce qui a rallumé la polémique au sujet des « killerspiele » et de leur possible interdiction. Le gouvernement bavarois, en particulier, décidait de réagir en proposant au Bundesrat (le Sénat allemand) une série de mesures répressives, faisant de la production et de la distribution de tels jeux un délit passible d’un an d’emprisonnement (tandis que le Paintball, le Laserdome et assimilés auraient été passibles d’amende). Et au niveau européen, suite à l’incroyable campagne de calomnie contre le jeu Rule of Rose, les différents ministres de l’intérieur et de la justice de l’Union se sont réunis afin de voir dans quelle mesure on pouvait légiférer contre les jeux « violents » (en dressant notamment une liste noire des pire jeux à proscrire). Bien que toutes ces initiatives aient fini par échouer, la pression était forte. Et la télévision n’était pas en reste, comme le montre le reportage de Panorama dont nous vous présentons ici-même la traduction, et qui a fait couler beaucoup d’encre (dont une partie a également été traduite par nos soins).
Panorama , diffusée sur la chaîne régionale NDR (elle-même filiale du groupe de radiodiffusion ARD), est, au même titre que Frontal 21 sur la chaîne ZDF, l’une des nombreuses émissions politiques de la télévision allemande. Et au même titre que Frontal 21 (dont nous vous avons déjà présenté quelques reportages), cette émission a apporté sa contribution au « Killerspieldebatte », et non des moindres, avec son reportage du 22 février 2007, réalisé par Sonja Mayer et Thomas Berndt (récipiendaire du Prix Adolf-Grimme pour un de ses documentaires, décédé en 2011), et intitulé Morden und Foltern als Freizeitspaß – Killerspiele im Internet. Littéralement : « Le meurtre et la torture comme passe-temps : Les killerspiele sur internet ».
Les hostilités commençaient dès le texte de présentation du reportage, sur le site internet de l’émission :
Ils s’appellent Final Fantasy, Le Parrain ou Call of Duty. Leur objectif est toujours le même : pourchasser des êtres humains, les torturer, les tuer. Les chasseurs sont assis devant l’écran, leur arme est le Joy-Stick. Mais ces derniers temps, la question de savoir si de tels jeux peuvent devenir un déclencheur d’actes violents réels – à Littleton, Erfurt ou Tessin – se pose de plus en plus. La Bavière compte à présent interdire ces jeux qu’on appelle les Killerspiele au Bundesrat. La Ministre Fédérale de la Justice s’y oppose.
Ce texte a été rapidement été modifié (la version originale a été retrouvée à l’adresse suivante), et c’est la deuxième version, disons, légèrement moins polémique, qui est toujours accessible en ligne :
Ils s’affrontent sur les champs de bataille de la 2ème guerre mondiale, avec des armes d’époque et dans des uniformes de la Wermarcht. Ils s’affrontent virtuellement, en guise de passe temps, sur Internet. Le jeu Call of Duty est l’un des nombreux jeux vidéo brutaux qui n’ont qu’un seul objectif : tuer le plus d’adversaires possibles. Il y a quelques jours, au Bundesrat, certaines provinces ont déposé une motion pour interdire de tels jeux. Toutefois, la Ministre Fédérale de la Justice Zypries estime que les lois actuelles sont suffisantes – même si avec ces lois, presque aucun jeu n’a été interdit jusqu’à présent.
Ce reportage est entré dans la mémoire des joueurs allemands comme le pire morceau de propagande jamais commis par la télévision contre le jeu vidéo. Le plus outrancier, le plus mal fichu, le plus diffamatoire. Celui qui a aussi généré le plus de protestations, au point que la rédaction a dû se défendre sur son forum et par voie de presse. Compte tenu de l’ampleur de « l’affaire », nous allons vous présenter la traduction, non seulement du reportage, mais aussi d’un droit de réponse d’une personne interviewée, ainsi que du communiqué de presse de la rédaction publié en réponse aux critiques. Nous vous toucherons également quelques mots au sujet du contexte et des conséquences, avant de conclure par une opinion plus personnelle, comme d’habitude.
Le meurtre et la torture comme passe-temps: Les Killerspiele sur Internet
(Panorama N°678, 22 février 2007)
Anja Reschke (Présentatrice): Il s’agit toujours de tuer. Plus c’est brutal et réaliste, mieux c’est. Les jeux vidéo, et en particulier les soi-disant Killerspiele, sont désormais au programme parmi les passe-temps habituels des adolescents. Les effets de ces jeux sont controversés. La plupart des joueurs affirment que le fait de dézinguer, de tronçonner ou de violer un type à l’écran n’a aucun rapport avec la réalité. Cependant, celui qui voit ces Killerspiele brutaux pour la première fois se demande tout de même pourquoi une telle chose n’est pas interdite. Thomas Berndt et Sonja Mayr ont enquêté sur cette question.
Thomas Berndt (Reporter): Fusils d’assaut et grenades à main. Dézinguer des êtres humains en guise de passe-temps après le travail. Hildesheim en centre-ville.
Les nazis contre les américains, sur les champs de bataille originaux de la Seconde Guerre Mondiale. Tout cela virtuellement, sur Internet, dans Call of Duty – littéralement « l’ordre de mission » – tel est le nom de ce Killerspiel [NdT: il s’agit du deuxième opus de la série].
Voix off: Périmètre en bas, sécurisé !
Thomas Berndt: L’objectif : tuer le plus possible d’êtres humains, plus c’est sanglant, mieux c’est.
Christian Reininghaus (joueur): Ce qui est fascinant là-dedans, c’est qu’aujourd’hui, les scènes sur ordinateur rendent aussi bien que dans la réalité, je pense. Même si je n’ai pas encore vu autant de sang dans la réalité. Mais c’est un bel effet secondaire et ça rend le jeu plus agréable.
Ingolf Wichmann (joueur): Parmi nous, personne ne se préoccupe de savoir s’il s’agit d’un nazi, ou d’un russe ou d’un américain, il s’agit purement et simplement de combat. Une équipe contre l’autre équipe, comme au football, sauf que c’est juste un peu plus brutal.
Thomas Berndt: La guerre d’Hitler en tant que Killerspiel. Sans réflexion aucune, et apparemment sans faire de politique.
Bert Weingarten (firme PanAmp – Société de sécurité et de filtrage sur internet): Les dangers de Call of Duty vont clairement au-delà des dangers classiques des Killerspiele. Pourquoi ? Parce qu’au fond, on y banalise la seconde guerre mondiale. Ce qui signifie que les slogans de la génération de la guerre sont réactivés dans ce jeu. On y parle de nouveau des Tommys [britanniques], des Krauts [NdT : littéralement « choucroutes », terme péjoratif désignant les soldats allemands], et de nouveau on s’entretue.
Thomas Berndt: Bert Weingarten a étudié la communauté des joueurs de Call of Duty pendant des mois sur le Net. Son bilan : rien qu’en Allemagne, chaque jour, plus de 20 000 combattants sont sur le front, des pères de famille, des écoliers, des nazis.
Celui qui le souhaite peut tripatouiller le Killerspiel sans problème, même si c’est illégal.
Bert Weingarten: Il est possible d’enrichir le jeu par une série de modifications gratuites, qui sont faciles à télécharger sur Internet. Et tout le monde peut le faire. En Allemagne. Cela signifie que vous pouvez par exemple enrichir le jeu avec des symboles contraires à la constitution tels que les insignes SS, mais aussi la croix gammée.
Thomas Berndt: Exécuter, torturer, assassiner…
Au total, 1,5 million de joueurs pratiquent en Allemagne des jeux qu’on appelle Ego-Shooter, Killerspiele. Et même les enfants arrivent à trouver facilement sur Internet ce qui ne s’achète pas en magasin.
Comme ce jeu : celui qui viole le plus de femmes a gagné. [NdT: On entend « Rape Me » de Nirvana en musique de fond]
Voici les enquêteurs Internet de la Police d’Etat de Bavière. Les Killerspiele, même les plus brutaux, se retrouvent régulièrement sur leurs écrans. Cependant, le plus souvent les enquêtes ne mènent à rien. Pratiquement aucun jeu n’a pu être interdit à l’échelle nationale.
La raison : les enquêteurs se plaignent du fait que le meurtre virtuel actif et l’objectif macabre qui consiste à tuer le plus de personnes possibles ne soient pas des motifs suffisants pour une interdiction, parce que le paragraphe concerné, le numéro 131 (représentation de la violence) ne punit que la représentation pure d’actes de violence contre les êtres humains. Ici, les images réelles ont tendance à être plus interdites par la justice que les scènes digitales.
Albert Bischeltsrieder (Police d’Etat de Bavière): Dans les jeux vidéo, et notamment dans ces Killerspiele, il ne s’agit pas tellement, ou de manière secondaire, de représentation, même quand celle-ci particulièrement cruelle, il s’agit de l’implication active des joueurs. C’est-à-dire que je ne fais pas que regarder une personne se faire démembrer par une tronçonneuse comme dans un film, je suis celui qui agit violemment contre telle ou telle personne. Et c’est ça qui est le plus important. Et à notre avis, le paragraphe 131 tel qu’il est actuellement n’est pas à la hauteur.
Thomas Berndt: Ce paragraphe a fait l’objet d’un litige au Bundesrat de Berlin il y a quelques jours. La Bavière et la Basse-Saxe demandent d’étendre la loi aux Killerspiele de façon explicite. Ce n’est que de cette manière qu’on peut réellement les interdire et en punir les auteurs.
Uwe Schünemann, CDU (Ministre de l’Intérieur de Basse-Saxe): Jusqu’à présent, le paragraphe 131 n’a eu aucun effet, et si même le mode d’emploi du jeu demande de torturer quelqu’un pour avoir plus de points, avant de le décapiter à la tronçonneuse, alors je n’arrive pas à comprendre qu’une telle chose puisse être produite, et c’est pour cela qu’il faut l’interdire.
Thomas Berndt: Pourtant, la Ministre Fédérale de la Justice traîne des pieds. Cette initiative du Bundesrat est tout simplement superflue. Elle continue de croire à l’efficacité de son paragraphe.
Questions embarrassantes :
Un journaliste: Madame la Ministre, qu’est-ce qui empêche une interdiction explicite des Killerspiele, par exemple sous la forme d’une extension de l’article 131 ?
Brigitte Zypries, SPD (Ministre Fédérale de la Justice): Nous avons interdit les Killerspiele dans le paragraphe 131. Jusqu’à présent, personne ne m’a expliqué comment il compte faire mieux que ce qui est déjà inscrit dans le code pénal.
Günther Beckstein, CDU (Ministre de l’Intérieur de Bavière): Nous ne pouvons pas travailler avec la loi actuelle, parce que cette loi est appliquée de façon trop restrictive par le parquet comme par les tribunaux, de sorte que dans la pratique, elle ne suffit pas à interdire les Killerspiele. Tous les praticiens en ont fait l’expérience, même si la Ministre de la Justice a une autre opinion en tant qu’individu, et c’est pourquoi nous devons réécrire la loi pour qu’elle contienne une interdiction claire des Killerspiele virtuels.
Thomas Berndt: Au passage : un ado de 15 ans sur deux en Allemagne a déjà fait l’expérience d’un tel Killerspiel [Doom 3].
Albert Bischeltsrieder: Avec ces jeux, il arrive souvent que nous autres, enquêteurs, ressentions une certaine détresse quand nous constatons que les moyens juridiques ne sont pas suffisants pour agir contre de tels produits.
Un reportage de Thomas Berndt et Sonja Mayr
Montage: Maria Klindworth
Anja Reschke: Au cas où un jour, le durcissement des lois existantes serait voté, les fabricants de ces jeux ont déjà menacé de partir à l’étranger. Mazette…
Interlude (Shane_Fenton):
Comme indiqué au début, ce reportage a déclenché une tempête de protestations de la part des joueurs allemands, qui l’ont perçu comme la pire attaque jamais orchestrée par la télévision contre leur loisir. Pire encore que le reportage Videogemetzel im Kinderzimmer de Frontal 21 (voir la traduction à cette adresse), qui avait pourtant placé la barre assez haut. Les lettres, les mails, les posts de blog et de forum se sont accumulés. Les nombreuses erreurs, approximations et manipulations ont été pointées. Et de nombreuses plaintes ont été envoyées, notamment au conseil de surveillance de la chaîne NDR, ainsi qu’au Presserat (l’équivalent de notre Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) pour cause de nombreux manquements à la déontologie.
En particulier, les principaux motifs de mécontentement des joueurs ont été les suivants :
- Le passage sur les joueurs de Call of Duty au début du reportage contient de nombreuses déformations et distortions. Tout d’abord, sur les 5 heures qu’a duré l’entretien, seulement quelques minutes ont été conservées. Et selon les joueurs interviewés (voir le droit de réponse de l’un d’entre eux un peu plus bas), les séquences filmées et les propos tenus ont été complètement détournés, en les intercalant avec d’autres scènes n’ayant rien à voir, ni avec l’interview, ni avec le contexte dans lequel les propos ont été tenus. Tout ça pour obtenir une séquence où les joueurs de CoD passent pour des irresponsables assoiffés de violence, sans aucune culture politique. Pour couronner le tout, ce passage se termine en mettant côte à côte « des pères de familles, des écoliers, des nazis » dans le même panier censé dépeindre la communauté des joueurs de CoD.
- Ce traitement contraste avec celui accordé à Bert Weingarten, de la firme PanAmp qui s’occupe de cybersécurité et de filtrage sur Internet. Celui-ci a été sollicité à plusieurs reprises par la rédaction de Panorama en tant que « spécialiste » des dangers d’Internet, ce qui par ricochet, a offert une tribune à son entreprise et à ses produits commerciaux. Dans ces conditions, on peut douter de l’impartialité, aussi bien du reportage que de cet intervenant, surtout quand on sait que l’offre commerciale de PanAmp s’accompagne d’un discours assez orienté politiquement et idéologiquement. Sur la question des « killerspiele » en particulier, ceux-ci sont vus comme une « catégorie » qui mérite d’être filtrée au même titre que l’apologie du terrorisme. Dans l’étude qu’il leur a consacrée, Bert Weingarten les condamne sans équivoque, en employant des termes pour le moins surprenants :
Il est inacceptable que des gens se massacrent en ligne en 2007 avec des slogans de la génération qui a connu la guerre. En fait, il n’y a aucune valeur culturelle à retirer de ces batailles quotidiennes, auxquelles participent toujours plus de soldats virtuels. […] Tout Ministre de l’Intérieur qui ne s’engage pas à réprimer juridiquement les Killerspiele le plus rapidement possible se rend coupable de péché contre les joueurs en ligne ainsi que contre l’harmonie culturelle de l’Europe
- Enfin, le passage qui a le plus marqué les joueurs était celui où ils affirmaient que le but de GTA San Andreas était de « violer le plus de femmes possible », et ce sur la musique de Rape Me de Nirvana, qui n’est pas présente dans la BO du jeu (et qui soit dit en passant, est une chanson contre le viol).
Sur le premier point en particulier, voici ce qu’Ingolf « Daywalker » Wichmann, l’un des joueurs de Call of Duty interviewés, a déclaré sur la manière dont ses propos et ses actes ont été déformés dans le reportage :
Droit de réponse d’Ingolf Wichmann (24 février 2007)
Comme on a déjà pu le lire, l’interview complète a duré 5 heures. Les scènes montrées dans ce contexte [celui du reportage] ne correspondent en aucune façon à la véritable interview.
Il existe également des témoins qui ont suivi l’interview. A titre d’exemple, la première séquence du jeu qui ne provient pas de nous :
- « Périmètre en bas sécurisé », dans quel type de jeu dit-on une chose pareille ?
- L’icône sur le radar (probablement l’icône d’une mission)
- Lors de l’exécution de l’adversaire, aucun affichage pour savoir qui a tué qui, ce qui devrait être bien visible parce que ça prend deux fois la taille de la boussole.
Ce jour-là, nous avons joué à Call of Duty 2, notre clan étant exprès sur notre serveur. Il semble qu’il s’agisse de scènes d’un mod solo de CoD.
Mon sourire portait sur des vannes qu’on se lançait en teamspeak, et pas sur un quelconque mitraillage. Ils ont sans doute recréé de toutes pièces les scènes qu’ils ont présentées [dans le reportage]. En tout cas, elles ne proviennent pas de nous.
Deux extraits d’interview ont été sélectionnés, qui selon eux correspondaient le mieux aux scènes montrées. Nous n’avons joué qu’une seule scène, et celle-ci n’était pas non plus particulièrement brutale.
Tout a été complètement sorti de son contexte, et il n’est rien resté de la véritable interview. Par ailleurs, ils n’ont montré que les réponses, et pas les questions qu’ils posaient. Par exemple, la question de savoir pourquoi on voyait autant de sang, à laquelle ma réponse a été de dire que seul le Hardware d’aujourd’hui rendait possible une telle représentation, n’a pas été montrée.
Aussi, à la question de la journaliste : pourqui CoD2 et pas du football (qui après tout est un sport d’équipe) ? Je lui ai répondu : « dans mon temps libre, je suis principalement entraîneur, arbitre et joueur ». Ceci n’a pas été montré.
On n’a pas non plus montré le passage où j’ai dit que le jeu en ligne m’avait permis de me faire des amis. On n’a pas non plus expliqué que cela donnait lieu à des rencontres internes de divers clans. Nos membres ont même fait l’effort de voyager depuis les quatre coins de l’Allemagne pour venir, et cela sans PC !
On a surtout montré des scènes qui ne sont disponibles qu’à travers des mods permettant de jouer en version gore. Quake 3, GTA, etc…
Ici, le groupe ARD a montré et promu une campagne de dénigrement contre la communauté des joueurs de CoD. Le reportage qu’ils ont présenté n’était pas objectif, et ne correspondait pas davantage à la vérité.
La responsable de ce reportage est la journaliste Sonja Mayr de la chaîne NDR. Après l’interview présentée à la radio, qui d’ailleurs était très objective, j’ai cru que cela allait être également le cas à la télévision. Malheureusement, comme nous avons pu le constater, il n’en a rien été.
Par ailleurs, je suis en train de consulter un avocat pour savoir si je peux intenter une action en justice contre ce reportage. Parce qu’à cause de lui, tous les gamers de CoD sont dépeints comme des nazis, assassins, violeurs, et tortionnaires. Les personnes interviewées sont particulièrement atteintes dans leur image, comme la plupart d’entre vous le savent déjà.
Nous rejetons ce reportage tel qu’il a été présenté, car il ne correspond en aucune manière à la vérité.
Addendum : il n’y a pas eu d’arrangement contractuel, rien n’a été signé, et il n’y a pas eu de transaction financière de la part de la chaîne ni de la rédaction.
Daywalker (Admin CODW)
Devant l’ampleur de la protestation, et après être resté sur la défensive pendant quelques semaines, la rédaction de Panorama a fini par publier un communiqué générique, censé répondre aux principales critiques qui ont été formulées. Ce communiqué, signé, tantôt par Stephan Wels (rédacteur en chef de Panorama), tantôt par Jobst Plog (patron de la chaîne NDR, qui a aussi été président d’ARTE de 1999 à 2002) a été envoyé à la plupart des personnes qui ont envoyé un courrier ou posté un message sur le forum de la rédaction. En voici la traduction intégrale :
Réponse de la rédaction de Panorama aux critiques (7 mars 2007):
Merci de votre lettre et de votre intérêt pour notre émission. Le professeur Jobst Plog nous a prié de bien vouloir répondre en son nom.
Comme nous avons reçu un grand nombre de lettres, nous prendrons en compte dans cette lettre de réponse les questions, les critiques et les commentaires les plus importants. Éventuellement, la réponse abordera aussi les points que vous n’avez pas abordés, mais nous pensons qu’ils pourront vous intéresser également.
- Notre reportage n’a pas pour but de diffamer les jeux vidéo en général, ni de réclamer une interdiction générale. Nous nous concentrons sur le débat politique sur l’interdiction de ce qu’on appelle les Killerspiele, qui ont pour contenu : « la traque et le meurtre de personnes ou d’avatars humanoïdes sous une forme particulièrement brutale ».
- Nous nous inscrivons en faux contre le reproche qui nous a été fait d’avoir utilisé presque exclusivement des scènes qui sont indexées ou non disponibles dans le commerce en Allemagne. Au contraire. Toutes les scènes utilisées (à part deux modifications illégales provenant d’Internet que nous avons signalées en tant que telles) proviennent de jeux qui ont été achetés de façon très ordinaire en Allemagne. Certains jeux ont une limitation USK pour les « 16 ans et plus » ou pour les « 18 ans et plus ». Un seul jeu est indexé, c’est-à-dire qu’il n’est pas disponibles sur les rayons, et qu’on ne peut pas en faire la publicité, mais qu’il peut tout de même être vendu légalement aux adultes.
En résumé, nous avons cité dans notre reportage des jeux qui risquent d’être potentiellement concernés par le débat politique sur l’interdiction.
En outre – disent les partisans [de ces jeux] – une interdiction de Killerspiele glorifiant la violence aurait aussi comme effet d’envoyer un message aux producteurs, les incitant à ne pas sortir de tels jeux pour commencer.
- Dans notre reportage, nous avons aussi parlé de Call of Duty. Dans notre texte de présentation, nous avons bien insisté sur le fait qu’il s’agit ici de la « fonction multijoueurs » (variante d’Internet) dans laquelle des soi-disant clans peuvent s’affronter. Les joueurs interviewés ont également raconté que dans cette variante en ligne, on pouvait jouer le rôle de « nazis, américains ou russes ». Dans la scène enregistrée du jeu en ligne que nous avons présenté, les Américains combattaient les Allemands. On peut aussi y jouer à la version « Deathmatch » afin de « tuer le plus possible de personnes ».
- Sur certains forums Internet, on nous a reproché d’avoir manipulé la scène de jeu que nous avons présentée dans l’extrait de notre reportage à Hildesheim. Nous avons montré deux extraits de Call of Duty dans notre reportage. Un premier enregistrement lors d’une partie en ligne, puis un deuxième extrait où on a filmé l’écran. Nous nous inscrivons en faux contre le reproche selon lequel les scènes que nous avons montrées n’étaient pas représentatives. Dans la session de jeu à Hildesheim, on a tiré avec des mitrailleuses sur des adversaires, y compris ceux qui étaient déjà touchés. Le sang était même visible sur une large surface. Nous avons tourné un enregistrement qui le montre clairement. Par ailleur, nous avons enregistré une longue interview avec les joueurs qui montre clairement que le « sang », la « violence » et le « meurtre » sont des aspects attractifs de cette variante de jeu. Et bien entendu, les joueurs se réjouissent quand ils font mouche, comme cela a été montré. Les joueurs de CoD que nous avons filmés ne nous ont laissé aucun doute. Nous avons monté cette « joie » après un tir réussi entre deux scènes de jeu comme de coutume lorsque l’on monte un reportage. Ceci correspond tout à fait au déroulement de jeu complet que nous avons filmé.
Dans les séquences que nous avons montrées, nous avons mis en évidence le fait que les joueurs n’avaient pas un profil d’extrême-droite, mais qu’ils considéraient CoD comme un pur jeu vidéo. Nous avons mené avec les joueurs une interview de 40 minutes au total.
- Concernant Call of Duty, nous avons dit explicitement qu’il était possible de télécharger des modifications telles que des croix gammées ou des runes SS via Internet. Et c’est illégal ! Ce qui signifie que de tels symboles ne sont pas contenus dans la version allemande vendue à l’origine par le producteur. Par contre, dans les versions américaine et britannique, ils y sont bel et bien.
- Call of Duty se joue dans le cadre de la Seconde Guerre Mondiale. Personne n’a affirmé de but en blanc qu’un utilisateur se convertirait à l’extrême-droite après avoir joué à ce jeu. Dans notre reportage, deux positions vis-à-vis de Call of Duty sont exposées. Le « joueur » souligne que le fond politique n’a pour lui aucune signification, tandis que notre interlocuteur de l’entreprise de sécurité en ligne pense que la Seconde Guerre Mondiale était banalisée. Nous estimons qu’une discussion à ce sujet, qui d’ailleurs est en cours dans la presse spécialisée, est parfaitement légitime est pertinente, d’autant plus que les deux positions ont été présentées.
- De plus, jusqu’à récemment, les joueurs de CoD de Hildesheim se sont présentés en ligne avec un drapeau du 3ème Reich. Ce n’est qu’après que la NDR leur ait demandé des comptes qu’ils ont retiré l’image. Même si ces joueurs ne semblent pas avoir de profil d’extrême-droite, on peut voir qu’avec CoD, on peut entrer en contact avec une version banalisée de la Seconde Guerre Mondiale et du National-Socialisme. Nous pensons que dans les séquences d’interview présentées, on peut clairement voir que les joueurs n’ont pas un profil d’extrême-droite, mais qu’ils considérent CoD comme un pur jeu vidéo. Citation :
« Parmi nous, personne ne se préoccupe de savoir s’il s’agit d’un nazi, ou d’un russe ou d’un américain, il s’agit purement et simplement de combat. Une équipe contre l’autre équipe, comme au football, sauf que c’est juste un peu plus brutal. »
Et plus loin :
« Ce qui est fascinant là-dedans, c’est qu’aujourd’hui, les scènes sur ordinateur rendent aussi bien que dans la réalité, je pense. Même si je n’ai pas encore vu autant de sang dans la réalité, mais c’est un bel effet secondaire et ça rend le jeu plus agréable. «
Avec ces paroles originales, nous avons sélectionné pour notre reportage des affirmations tout à fait centrales de ces joueurs.
Comme on peut le voir dans les séquences d’interviews ci-dessus, cela correspond au jargon des joueurs de CoD de Hildesheim de parler de « Nazis » dans le contexte de Call of Duty. Le point central du jeu est le combat des Alliés contre l’Allemagne Nationale-Socialiste et ses partenaires. Dans ce contexte, les forums de jeux et les tests de la presse spécialisée ne cessent de parler du combat contre les Nazis.
Par ailleurs, dans les variantes multijoueurs de Call of Duty, on peut aussi jouer à la version « Deathmatch » que nous avons mentionnée, dans laquelle « l’objectif est de tuer le plus de personnes possible ».
- En relation avec Call of Duty, le reporter parle du fait que les joueurs proviennent de différents groupes sociaux : « des pères de familles, des écoliers, des nazis. » Avec ces exemples, nous avons voulu exprimer le fait qu’il existe un large spectre de joueurs. Nous n’avons pas l’impression d’avoir diffamé tous les joueurs de Call of Duty en tant que « nazis ». Toutefois, il est vrai qu’au sein de la communauté de CoD, on trouve également des groupements d’extrême-droite qui utilisent des symboles d’extrême-droite sur leurs sites web. La presse spécialisée telle que CT [NdT : « Magazin für Computer Technik », un magazine informatique fondé en 1983], en a déjà parlé elle aussi.
- Nous pensons qu’il est tout à fait légitime d’interviewer Bert Weingarten au sujet du « killerspiel » CoD. En effet, il est invité en tant qu’expert dans de nombreuses conférences nationales et internationales au sujet de la sécurité sur Internet, entre autres en Allemagne au BmK, le « Bund deutscher Kriminalbeamter » [NdT : littéralement, « Fédération allemande des fonctionnaires de la police judiciaire »]. Dans le public, on trouve des criminologues, des ministres de l’Intérieur, et de nombreux journalistes. En outre, il est également interviewé par plusieurs autres chaînes publiques et privées, entre autres CTF et WDR. De plus, de nombreux organes de la presse écrite citent Weingarten en tant que spécialiste des technologies de l’information (par exemple, le Süddeutsche Zeitung du 11 janvier 2007, le Berliner Zeitung du 13 février 2007, le Tageszeitung – TAZ – du 25 novembre 2006, ou Die Welt du 14 août 2006). Nous estimons dans ce contexte que le reproche d’avoir offert, de façon imméritée, une tribune à Weingarten qui servirait ses intérêts commerciaux n’est absolument pas justifié. A aucun moment de ce reportage ou d’un autre reportage, nous n’avons parlé d’un seul des produits de son entreprise de sécurité. Nous n’avons pas non plus mentionné le nom de son entreprise PanAmp dans le texte du reportage, seulement dans un encart, dans lequel nous avons consciemment choisi la formulation : « entreprise de sécurité sur Internet ». Après tout, il s’agissait uniquement de l’avis de Weingarten à propos de CoD, qui par ailleurs n’était pas au centre de notre reportage, et dont le contenu n’a été critiqué par personne.
Nous voulons également clarifier ici-même qu’entre les auteurs de Panorama et l’entreprise PanAm, il n’existe aucune relation commerciale. Ce soupçon est complètement absurde et sans aucun fondement.
- Concernant GTA – San Andreas, nous avons clairement affirmé dans le texte du reportage que la version commerciale officielle ne contient pas ces scènes, mais que la version du jeu que nous avons montrée, celle qui contient des scènes de sexe, ne peut pas être modifiée autrement que de manière illégale, via Internet, par exemple par le biais de réseaux Peer-to-Peer. Nous avons montré une « scène soft » de cette version. Cependant, il y est possible de déshabiller complètement la femme, de modifier la perspective de la caméra à volonté, et de donner des ordres à la femme pendant l’acte sexuel. On peut voir ensuite « l’échelle d’excitation » du joueur qui indique quand la scène de sexe est terminée. En conséquence, nous pensons que de telles possibilités de jeu peuvent parfaitement rentrer dans la définition d’un acte de viol. La formulation incluse dans le reportage, à savoir « violer le plus de femmes possibles », était peut-être un peu rapide, mais nous souhaitons souligner qu’Internet offre aussi des patches/modifications qui, sans aucun doute, ont pour objectif de commettre des actes de violence sexuelle. Panorama est en possession d’un tel matériel.
- En outre, nous voulons encore une fois souligner que notre reportage n’a pas discuté des effets de ces soi-disant killerspiele. Nous n’avons pas affirmé que les joueurs allaient automatiquement devenir des « tueurs de masse », ou bien qu’ils utilisaient des armes dans leur vraie vie. Notre reportage ne cherche pas à enquêter sur l’impact scientifique de tels jeux, mais d’abord et avant tout sur la discussion politique autour d’une interdiction, qui se manifeste entre autres dans le projet de loi actuellement présenté au Bundesrat. Les enquêteurs de la LKA ont à ce sujet (celui du paragraphe 131) une longue expérience, car ils s’en occupent depuis plusieurs années.
Nous espérons que nous avons répondu aux questions / critiques les plus importantes. Comme le montre les nombreux emails, lettres et appels à la rédaction, le sujet des soi-disant Killerspiele est très chargé émotionnellement. Encore une fois, nous souhaitons insister sur le fait que nous n’avons pas dépeint les joueurs de jeux vidéo comme des nazis ou des violeurs, et que nous ne les avons pas marginalisés, ni discriminés.
Veuillez croire en l’expression de nos sentiments distingués,
Stephan Wels
Rédacteur en chef de PANORAMA
Quelques semaines plus tard, pour son numéro 680 du 5 avril 2007, l’émission s’est à nouveau penchée sur les jeux vidéo, sauf que cette fois, le sujet n’était plus la violence, mais l’addiction. Titre de l’épisode : « Jeux sans frontières – Quand l’addiction aux jeux vidéo détruit l’enfance » (en VO : « Spiele ohne Grenzen: Wenn Computersucht die Kindheit zerstört »). L’occasion pour la présentatrice de revenir sur la controverse en introduction, en taclant au passage les nombreuses critiques. L’occasion, également, de mesurer la sincérité des rédacteurs de Panorama quand ils affirment n’avoir pas voulu dénigrer ou diffamer les joueurs :
Il y a quelques semaines, nous avions présenté un reportage sur les jeux vidéo killerspiele dans Panorama. Et nous nous sommes demandés pourquoi les plus brutaux de ces jeux n’étaient pas interdits. Vous ne pouvez pas imaginer tout le brouhaha autour de cette émission. Un flot ininterrompu de lettres. Bien entendu, vous allez penser qu’il s’agissait de parents choqués qui ne savaient pas à quoi leurs enfants jouaient. Pas du tout, loin de là. Les lettres provenaient de joueurs. Souvent des joueurs en colère, qui nous ont invectivés. Nous sommes stupéfaits de constater à quel point ces jeux sont importants pour beaucoup d’entre eux. A quel point ils ont peur que ces jeux puissent ne plus exister. Thomas Berndt, Michael Cordero et Sonja Mayr ont repris leur enquête sur les jeux vidéo. Mais cette fois, au sujet de l’addiction.
Plus tard dans l’année, pour son numéro 684 du 5 juillet, le présentateur Christoph Lütgert a de nouveau fait mention de leur traitement des killerspiele, cette fois au sujet de la tuerie de Tessin (déjà traitée ici-même à deux reprises) :
Panorama a déjà fait plusieurs reportages sur les jeux vidéo Killerspiele pervers. Un père de famille nous a écrits : merci de continuer à vous intéresser au sujet. Il a fait son coming-out. En effet, son fils, un lycéen intelligent et calme a joué à ce genre de Killerspiele. Et ensuite, à 17 ans seulement, il a commis avec son ami un carnage sanglant dans le village de Tessin (Mecklenburg). Deux voisins ont été exécutés. Le père sait que les Killerspiele n’étaient pas l’unique déclencheur. Et il a partagé – pour la première fois devant une caméra de télé, avec mes collègues Thomas Berndt et Sonia Mayr, sa quête désespérée de vérité, pour expliquer ce qui est apparemment inexplicable.
Remarques additionnelles (Shane_Fenton)
Et ce fut tout ! Du moins, du côté de Panorama, et du reste des gens de télévision (les plaintes déposées au conseil de surveillance de la NDR et au Presserat ont été classées sans suite). Parce que du côté des joueurs de jeux vidéo, cette affaire a montré qu’ils devaient s’organiser pour faire contrepoids et ne compter que sur eux-mêmes. L’un d’entre eux, Matthias Dittmayer, alors étudiant en droit, a réagi en publiant deux vidéos dénonçant le manque d’objectivité des médias généralistes (aussi bien la presse écrite que la télévision), et en poursuivant son travail de décryptage du traitement politico-médiatique du jeu vidéo dans son pays au moyen de son blog, Stigma-Videospiele (aujourd’hui disparu, mais il en reste un livre de synthèse dont la lecture est évidemment, fortement recommandée). Depuis, le « killerspieldebatte » a fini par agoniser sous le poids de ses propres excès, et ce reportage de Panorama est fréquemment cité comme l’un des exemples les plus flagrants de la médiocrité et de la partialité qui caractérisaient ce pseudo-« débat ».
Que dire de plus ? En ce qui concerne ce reportage, à mes yeux, c’est un chef-d’œuvre de crapulerie, qui cumule presque toutes les tares possibles, et qui incarne à juste titre le pire de ce que la controverse cauchemardesque sur les « killerspiele » a pu nous offrir. Tout d’abord, pour une fois que la télévision allemande s’intéressait au jeu video (et, comme on peut s’en douter, en 2007 c’était encore très rare), il fallait, encore!, que ce soit la violence, la violence, la violence. Et même en admettant qu’il n’y avait que cet aspect qui soit digne d’intérêt pour la télévision (avec l’addiction, bien sûr), même en considérant qu’après tout, c’était la télévision généraliste de l’époque, et qu’elle ne brillait ni par son objectivité ni par sa qualité quand elle daignait traiter de notre loisir… ce reportage arrive malgré tout à étonner, et pas dans le bon sens. Séquences montées de toutes pièces, montage aux allures de bidonnage, amalgames grossiers (« parents d’élèves, écoliers, nazis »), déséquilibre total de traitement et de temps de parole entre les partisans d’une interdiction des « killerspiele » et les bribes de témoignages des joueurs (propos caviardés, montage orienté pour les faire apparaître au mieux comme des idiots irresponsables, au pire comme des sadiques). Sans oublier, bien sûr, cette séquence grossièrement mensongère sur Hot Coffee, accusé explicitement d’être un simulateur de viol en série (nous y reviendrons). Et comme si ça ne suffisait pas, on va en rajouter en mettant « Rape Me » en fond sonore, pour bien graver le mot « viol » dans l’esprit du téléspectateur et le convaincre (à supposer qu’il ne l’était pas déjà par le passage sur CoD et les mods rajouant des symboles nazis) que, non, décidément, ça suffit, il faut faire quelque chose contre ces infâmes « killerspiele ».
Et c’est bien là le problème le plus grave, à mon sens, de ce reportage : pourquoi avoir chargé la barque à ce point ? Pourquoi être tombé aussi bas dans le racolage ? Même en refusant d’accorder la moindre qualité à un titre comme GTA : San Andreas, même en laissant de côté tout ce qui a pourtant fait le succès et l’intérêt de cette série (modélisation d’un environnement urbain contemporain, satire sociale, etc…) pour se focaliser exclusivement sur les aspects les plus controversés… ceux-là ne suffisaient donc pas ? Les scènes les plus scabreuses du Parrain, bête noire des anti-« killerspiele » comme Christian Pfeiffer, ça ne suffisait pas ? Il était obligatoire d’aller encore plus loin dans la dénonciation, quitte à raconter n’importe quoi, à bidonner, ou pire, à ne même plus se soucier d’un quelconque respect de la vérité, comme si la lutte contre les « killerspiele » justifiait qu’on passe tous les principes de déontologie, d’impartialité et d’éthique par-dessus bord ?
Quant à la réponse de la rédaction, elle est d’une mauvaise foi remarquable. Ils ont beau affirmer qu’ils n’avaient pas pour objectif de diffamer ni de dénigrer le jeu vidéo ou les joueurs, qu’est-ce que ça peut bien changer à partir du moment où les projecteurs sont braqués exclusivement sur les aspects les plus négatifs (violence, addiction, tueries de masse) ? Sans oublier qu’insidieusement, des piques sont lancées sur les joueurs en général, et ce dès l’introduction (« la plupart des joueurs affirment que le fait de dézinguer, de tronçonner ou de violer un type à l’écran n’a aucun rapport avec la réalité »). Mais quand bien même on peut leur accorder le bénéfice du doute sur ce point, quand bien même ce ne sont pas les jeux vidéo en général qui ont été diffamés, mais « uniquement » les « killerspiele », cela reste de la diffamation. Et c’est là que leur mauvaise foi est flagrante.
Ils vont affirmer, par exemple, qu’ils ont fait preuve d’objectivité et d’impartialité en donnant la parole aussi bien aux joueurs de Call of Duty qu’à Bert Weingarten… tout en occultant le caviardage des propos des premiers, ainsi que le montage plus que tendancieux entre leurs propos et les scènes rajoutées. D’un autre côté, Bert Weingarten va être présenté comme un « expert » indiscutable, dont les opinions sur les « killerspiele » valent parole d’évangile, alors que sa seule expertise est, au mieux, technique. C’est-à-dire qu’il est, au mieux, compétent pour concevoir, développer et vendre des logiciels en rapport avec la cybersécurité, mais que cela ne lui donne aucun surcroît de légitimité pour s’exprimer sur des sujets politiques ou sociaux. En conséquence, son discours sur les « killerspiele » n’a pas plus de légitimité que des propos de café du commerce… d’ailleurs, il ne vaut guère mieux. Après tout, que contient son étude, qui lui a valu d’être interviewé ? Il a tout d’abords analysé le contenu d’une cinquantaine de FPS pour savoir s’ils rentraient dans la catégorie des « killerspiele ». Il en a retenu 16, et pour ceux là, il a analysé la fréquentation des serveurs, pour savoir combien de joueurs se connectaient, combien de clans se constituaient, et à quelle fréquence. Rien que de très banal. Sauf si l’on considère les « killerspiele » comme le mal absolu, que le fait d’y jouer est intrinsèquement mauvais et dangereux… et que ça fait de vous quelqu’un de dangereux. Si l’on part de ce principe, effectivement, le succès phénoménal de Counter-Strike et la fréquentation élevée de ses serveurs ont de quoi faire froid dans le dos. D’où sa condamnation de ces jeux en des termes apocalyptiques : ceux qui ne s’engagent pas activement en faveur d’une interdiction de ces jeux se rend « coupable de péché […] contre l’harmonie culturelle de l’Europe », rien que ça !.
La mauvaise foi de la rédaction de Panorama transparaît également quand, revenant sur la phrase litigieuse concernant les joueurs de CoD (« des pères de famille, des écoliers, des nazis »), ils nient avoir fait un amalgame « joueur de CoD = nazi ». C’est une demi-vérité dans le sens où ils n’ont effectivement jamais dit que toute personne jouant à ce genre de jeu était forcément un néonazi, ou allait se convertir automatiquement aux thèses d’extrême-droite. Ils les ont juste mis côte à côte, et suggéré un rapprochement entre, d’une part, des joueurs naïfs, dénués de conscience politique, qui s’adonnent à des loisirs malsains, et d’autre part, des militants d’extrême-droite convaincus. Nul besoin d’un discours explicite : il suffit d’un montage habile, de propos sortis de leur contexte, de séquences inventées et de « bons » experts (coucou Uwe Schünemann !). De même, ils n’ont jamais prétendu que les joueurs de GTA : San Andreas étaient tous des violeurs en puissance. En fait, ils n’ont même pas affirmé explicitement que ces mêmes joueurs devraient avoir honte de s’adonner à des jeux où (d’après eux) on viole des femmes et où on massacre des passants à la tronçonneuse ou au lance-flammes. Ils n’en avaient pas besoin, puisque le montage était là pour le suggérer.
Un mot, d’ailleurs, à propos de la question du « viol » dans GTA : j’en ai discuté un jour avec un pédopsychiatre qui semblait hostile aux jeux vidéo, mais qui était surtout très inquiet de l’utilisation excessive, par les enfants et adolescents qu’il recevait en consultation, de jeux vidéo qui étaient, pour reprendre ces termes, « grossièrement inappropriés » pour eux (il est vrai que certains de ces enfants étaient exposés au dernier GTA dès l’âge de 5 ans), et qui, par conséquent, n’avait aucune patience pour le discours de réhabilitation et de légitimation du jeu vidéo qui a fini par prendre de l’ampleur ces dernières années. Je lui expliquais que j’étais indigné d’entendre, ou de lire, que « dans GTA on gagne des points en violant des femmes ». Il m’a répliqué qu’on pouvait coucher avec des prostituées – donc avoir des relations non librement consenties, mais contraintes et tarifées – dans le le but de régénérer sa barre de vie – donc pour gagner des « points » – et qu’ensuite on pouvait tuer ces prostituées pour reprendre son argent – donc gagner encore plus de « points » en faisant preuve de violence. Par conséquent, cette phrase qui m’indignait ne le choquait pas du tout, et après tout, si le reporter de Panorama s’était contenté de décrire la possibilité de coucher avec des prostituées dans GTA comme une forme de viol, il serait resté dans son rôle de journaliste, à savoir qu’il aurait pris une position peut-être discutable, mais de bonne foi, à partir d’un contenu existant.
Or, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Le reportage de Panorama a montré des scènes de Hot Coffee en mentionnant « ce jeu » où « celui qui viole le plus de femmes a gagné » sur la musique de « Rape Me » de Nirvana. A aucun moment, contrairement à ce que prétend la rédaction dans sa réponse aux critiques, il n’est précisé que Hot Coffee est un mod de GTA : San Andreas et non le jeu lui-même. Et surtout, Hot Coffee met en scène le protagoniste principal, non pas avec des prostituées, mais avec ses petites amies du moment, donc dans le cadre de relation librement consenties. On peut discuter de beaucoup d’autres choses, par exemple de la manière dont ces relations sont représentées, du bon goût ou du mauvais goût de ce mod, etc… mais certainement pas du caractère librement consenti de ces relations. La phrase du reportage est donc doublement mensongère, et l’ajout de « Rape Me » en fond sonore (alors que, répétons-le, la chanson n’est pas disponible dans la VO du jeu) démontre une volonté de manipulation. Dans sa réponse aux critiques, la rédaction de Panorama ne fait que s’enfoncer sur ce point, en concédant tout juste une formulation « un peu rapide », mais en persistant sur le fait que « de telles possibilités de jeu peuvent parfaitement rentrer dans la définition d’un acte de viol » (à se demander s’ils savent ce que c’est). Cette séquence racoleuse du reportage de Panorama relève donc, au mieux, de l’incompétence, au pire, de la crapulerie et du mensonge délibéré.
Est-ce à dire que leur discours anti-« killerspiele » défendu par Panorama est complètement infondé ? Non, et d’ailleurs, ceux qui ont critiqué le reportage ne l’ont jamais prétendu. Matthias Dittmayer, par exemple, a toujours dit qu’il n’avait pas pour objectif de prendre la défense des « killerspiele » (terme qui de toute façon est fortement contestable, voire inacceptable), mais d’obtenir de la part des médias généralistes une couverture objective, respectueuse de leur propre code de déontologie, et à la hauteur des exigences de qualité qu’ils prétendent satisfaire sur les autres sujets. Et même quand on ne croit pas à l’objectivité absolue, on est en droit d’exiger un minimum de respect de la vérité. Mais en tout cas, le problème ne réside évidemment pas dans le fait que la rédaction de Panorama se soit penchée sur la violence vidéoludique (il y a pourtant d’autres aspects intéressants à étudier dans le jeu vidéo, mais passons…). Il va de soi qu’on ne peut pas se réjouir qu’autant d’enfants aient accès, depuis des années, à des jeux qui sont effectivement « grossièrement inappropriés » pour eux. Le contenu de certains de ces jeux est également discutable, et doit être discuté. De même, la question de savoir si la dépolitisation mène ou pas à la banalisation, puis à la radicalisation, est plus que jamais d’actualité. D’ailleurs, les élections récentes, dans le monde entier, ont rappelé que les jeunes joueurs étaient une cible de choix pour l’extrême-droite. Alors, comme le dit la rédaction de Panorama, si même la presse spécialisée s’est emparée de ces thématiques, pourquoi pas eux ?
Parce que, justement, ce sont des thématiques complexes, clivantes, hautement explosives, qui nécessitent d’être traitées à la plus grande rigueur. S’il y a quelque chose à interdire à propos de ces sujets, ce serait la putasserie et le racolage que Panorama a pratiqué sans vergogne, et que la rédaction a défendu droit dans ses bottes. Parce que, et c’est une constante depuis que j’étudie le discours des adversaires de la violence vidéoludique, la diabolisation (pour une fois que le terme est justifié…) est la pire ennemie de la critique. Elle est son parasite, sa maladie, et son fossoyeur. D’ailleurs, quand on voit l’état de la critique vidéoludique « extérieure » dix ans après, on ne peut pas dire que ce genre de reportage lui ait fait du bien.
Pour finir, je me rends bien compte que mon indignation est inutile et même anachronique. C’était il y a 10 ans, on peut considérer qu’il y a prescription, surtout quand on considère que les différents protagonistes de ce reportage sont passés à autre chose depuis belle lurette (pour l’auteur du reportage, Thomas Berndt, ça va encore plus loin puisqu’il est carrément passé de l’autre côté du chemin). Après 2007, on n’a plus entendu la rédaction de Panorama, ni Bert Weingarten, sur le sujet des jeux vidéo. Et sur les deux ministres de l’intérieur partisans d’une interdiction des « killerspiele » interviewés dans le reportage, un est à la retraite, et l’autre a explicitement déclaré qu’il avait d’autres chats à fouetter. C’est dire à quel point tous ces gens prenaient cette thématique au sérieux. C’est dire, aussi, à quel point le vent à tourné en faveur des joueurs. En effet, nombre d’entre eux sont désormais journalistes au sein des grands organes de presse et de télévision qui les snobaient à l’époque. D’autres sont devenus professeurs, chercheurs, joueurs professionnels… et à ce titre, on les sollicite quand le jeu vidéo est à nouveau sous le feu des projecteurs. Ce qui arrive plus souvent qu’autrefois, et sur des sujets bien plus divers et variés qu’autrefois. Alors, pourquoi revenir sur le sujet ? Pourquoi continuer ce travail de traduction de « vieux » articles et reportages, autrement que pour l’intérêt « archéologique » ? Pourquoi gaspiller autant d’encre (même virtuel), pourquoi pondre autant de paragraphes, tout ça pour dénoncer des propos tenus il y a une décennie par des gens qui ont, eux, tourné la page ? Au risque, d’ailleurs, de tomber dans des excès (réactions épidermiques, réflexes de meute, refus de prendre de la hauteur, de voir les problèmes réels posés par la violence vidéoludique, et de prendre un minimum de responsabilités) contre lesquels j’ai pourtant mis en garde à plusieurs reprises ?
Plusieurs raisons à celà. D’abord, on peut faire remarquer que les responsables de ce reportage ont peut-être tourné la page, mais sans jamais rendre de comptes. Ils ont tous conservé leur poste et l’estime générale, et ont parfois été promus. Tout comme les journalistes qui, chez nous, accusaient Super Mario d’avoir inspiré une prise d’otages, ou qui affirmaient que le report d’un épisode de Dead or Alive avait entraîné le suicide de 147 otakus par injection de poches de silicone. Qu’on ne se méprenne pas : je n’appelle pas à leur demander des comptes maintenant, des années voire des décennies après les faits, ce serait du maccarthysme (ou pire : dans le cas de feu Thomas Berndt, ce serait de la profanation de sépulture). De toute façon, là n’est pas la question : ce n’est pas leur personne qui m’intéresse, mais leur travail et ses conséquences sur la situation actuelle. En effet, mon objectif est avant tout de rappeler, avec le plus de précision et d’exhaustivité possibles, quel genre de traitement politico-médiatique le jeu vidéo a dû subir, des années et des années durant, dans le monde entier (Allemagne, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Italie…), avant que la tendance s’inverse et que l’excès d’honneur succède à l’indignité. Tout ça sans prévenir, sans explication claire, sans qu’aucun recul n’ait été pris, sans qu’aucune leçon n’ait été tirée, et, on l’a dit, sans qu’aucun compte n’ait été rendu. Encore une fois, il ne s’agit pas d’instruire le procès du passé, mais de s’en souvenir avec précision, afin de s’en servir pour éclairer le présent. En effet, sans ce passé qui ne passe pas, il est impossible de comprendre la mentalité de sentinelle qui s’empare des joueurs dès qu’on mentionne leur loisir en cas de fait divers ou d’attentat, ou qu’on pointe leurs excès actuels. Or, c’est cette même mentalité de sentinelle qui se sert de ce passé cauchemardesque comme prétexte pour empêcher toute tentative de réflexion critique sérieuse sur le jeu vidéo (même quand elle provient de l’intérieur, comme c’est le plus souvent le cas), au point de déboucher sur des cabales comme le GamerGate. C’est ce même ressentiment qui, quand on n’y prend pas garde, peut être exploité pour servir des intérêts politiques dangereux.
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