Allemagne : Stigma-Videospiele tire sa révérence
Par Shane Fenton • le 31/12/2014 • Entre nous, Vite dit •Quand Jérôme Dittmar, rédacteur en chef de Games, expliquait en début d’année dans un entretien pour Merlanfrit que la violence était une « tarte à la crème », du genre « qu’on nous a déjà servies mille fois avec le cinéma, et qui à chaque fois ont débouchées sur les mêmes constats stériles, pour ne pas dire débiles », et que « si on devait aborder ces questions » dans Games, « ce serait pour en finir » et pour « dire très clairement que ce sujet est nul », ses déclarations étaient un bon indicateur du déclin spectaculaire de la violence vidéoludique en tant que sujet de discussion et de controverse.
Vingt ans après la dissection de Mortal Kombat et de Night Trap par le Congrès Américain… Quinze ans après « l’annus horribilis du jeu vidéo » qui a donné le « la » sur le débat autour de la violence vidéoludique avec « l’affaire Familles de France », la tuerie de Columbine, les premières actions de Jack Thompson contre l’industrie et la publication par Dave Grossman du livre Stop Teaching Our Kids To Kill… Dix ans après la publication de GTA San Andreas dont le mod Hot Coffee allait déclencher une tempête politico-médiatique qui aurait pu finir par une loi interdisant les jeux « violents » aux mineurs… Dix ans, également, après le reportage « Videogemetzel im Kinderzimmer » de Rainer Fromm pour l’émission Frontal 21, qui a donné le « la » sur le traitement médiatique des « killerspiele » (« jeux de tueurs ») en Allemagne… Cinq ans après la tuerie de Winnenden qui a constitué le point d’orgue (ou le chant du Cygne ?) de la campagne politico-médiatique pour l’interdiction totale des « killerspiele » Outre-Rhin… Plus rien ou presque. On est passé en très peu de temps de l’omniprésence à l’indifférence.
Dans mes articles, je me suis assez souvent penché sur l’Allemagne, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce sont nos voisins, et nos partenaires privilégiés dans l’Union Européenne, donc leur politique influence forcément la nôtre. Leur système de mise à l’index des oeuvres jugées « dangereuses pour la jeunesse » est beaucoup plus strict que notre propre loi de 1949 (devenu au fil des ans un tigre de papier). Leurs opposants à la violence des médias sont beaucoup plus virulents et radicaux que chez nous. Jusqu’à une date récente ils avaient également plus de poids et de détermination à interdire totalement les jeux qui leur déplaisaient. Et les volontés politiques peuvent aisément traverser les frontières, on l’a vu avec la Suisse à plusieurs reprises.
Mais la principale raison pour laquelle je me suis autant intéressé à l’Allemagne, c’est que j’étais bien informé. Grâce à un site qui, à l’instar de GamePolitics aux Etats-Unis, s’est entièrement consacré au traitement politico-médiatique du jeu vidéo dans son pays, et qui est devenu ma principale source d’information sur le sujet : Stigma-Videospiele.
Tout a commencé un beau jour de 2007, quand un étudiant en droit, Matthias « Rey Alp » Dittmayer, a eu vent d’un reportage de l’émission d’investigation Panorama sur la chaîne ARD, intitulé « Morden und Foltern als Freizeitspaß – Killerspiele im Internet » (« Meurtre et torture comme divertissement : les Killerspiele sur Internet »). Dittmayer avait beau être blasé par les reportages « anti-killerspiele », voire anti-jeux vidéo, au point de ne plus les prendre au sérieux, il a tout de même été estomaqué par celui-ci, au point de se plaindre auprès de la chaîne de son manque flagrant de rigueur et d’objectivité, comme des milliers d’autres joueurs. La réponse générique et plate de la chaîne ne l’ayant pas convaincu (d’autant que dans le reportage suivant, les joueurs qui se sont plaints ont été décrits comme des drogués agressifs), il n’avait plus d’autre choix que de ne rien faire et de rentrer la queue basse, ou de prendre le public a témoin. Il a préféré la deuxième option, par le biais de deux vidéos à charge contre le traitement médiatique du jeu vidéo dans son pays, l’un consacré à la télévision, l’autre à la presse. Ces deux vidéos ont connu un tel succès que leur auteur a décidé de créer le blog Stigma-Videospiele (la même année que Gaming Since 198x, à deux mois près) afin d’approfondir son analyse de la « stigmatisation » du jeu vidéo, et de l’alimenter au quotidien.
Pendant des années, je me suis fourni en informations sur ce site. Ce faisant, pendant des années, j’ai avalé du poison toutes les semaines, voire tous les jours, parce qu’à l’époque, ce n’était vraiment pas une sinécure d’être un joueur en Allemagne. Entre les reportages, les articles et éditoriaux, les livres, les déclarations politiques, les études scientifiques, les pétitions, les conférences, les autodafés, les annulations d’évènements, et les projets d’interdiction, tout était fait pour que les jeux vidéo « violents », leurs créateurs et leurs amateurs soient mis au pilori, au point que les développeurs locaux n’osaient plus trop s’afficher comme tels. Mais au moins, j’étais informé en direct de tout ce qui se passait dans ce pays, alors que d’ordinaire les nouvelles mettaient au moins une semaine à être répercutées dans le reste du web vidéoludique. Ce qui veut dire que je pouvais informer les lecteurs avant les autres, et pendant longtemps je ne me suis pas privé de le faire, en particulier sur le site de Canard PC.
Malheureusement, Stigma-Videospiele, né des polémiques autour de la violence vidéoludique, a décliné en même temps qu’elles, pour finalement disparaître avec elles. Pouvait-il leur survivre, après tout ? Comment pouvait-il continuer à informer sur un traitement politico-médiatique qui s’était lui-même apaisé, puis tari ? Sur des opposants progressivement marginalisés et inaudibles ? Tout le monde ou presque a fini par passer à autre chose. Et même si, ça et là, on tombe sur quelques réminiscences de cette époque où le jeu vidéo n’avait, littéralement, pas bonne presse, elle est révolue, et on ne va pas trop s’en plaindre, si ?
Est-ce que le site est mort pour autant ? Non, bien sûr, ce serait dommage. Ce n’est pas parce qu’une époque est révolue qu’il faut en perdre la trace. Au contraire, il faut se souvenir de ce qu’elle a été, et de l’héritage qu’elle nous a laissés. Pour cette raison, Matthias Dittmayer (à l’instar de deux de ses lecteurs, Patrick « Vicarocha » Portz et l’autrichien Jürgen « Pyri » Mayer), a compilé et synthétisé son expérience dans un document PDF de 270 pages contenant le récit chronologique, exhaustif et documenté, de ce que fut le traitement politico-médiatique du jeu vidéo en Allemagne durant la dernière décennie (je compte d’ailleurs en traduire quelques extraits si l’auteur y consent). Par ailleurs, Stigma-Videospiele n’a pas complètement fermé ses portes : il s’est fait absorber par celui de la VDVC (« Verband für Deutschlands Video- und Computerspieler », l’association des joueurs allemands de jeux vidéo). Les précédents articles du blog (au moins depuis 2008) y resteront donc accessibles, et Matthias Dittmayer, qui est membre de la VDVC depuis ses débuts, continuera à y contribuer de temps en temps.
Néanmoins, la disparition de ce site est un signe parmi d’autres que les temps ont bien changé. Est-ce que la tendance va se confirmer ? Réponse l’an prochain. En attendant, meilleurs voeux à nos lecteurs !
Tags: Allemagne, killerspiele, Matthias Dittmayer, Stigma-VideospieleShane Fenton est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Merci, je apprécierais beaucoup une traduction!
It will be done. Thanks for everything ;)
Je lis pas souvent tes traductions et ne suis pas lecteur assidu de tout ce qui touche à l’actualité des opposants au jeu vidéo en raison de sa violence, même si c’est clairement très intéressant, mais en tout cas, je trouve vraiment intéressant d’avoir ton retour d’expérience sur toutes ces années et sur la source qui te nourrit en priorité.
Après, je pense que l’opposition aux jeux est loin d’être terminée, elle reviendra d’une manière ou d’une autre soit quand les médias auront fini de marginaliser [insère ici un bouc émissaire] soit quand certains marchés émergents du jeu vidéo (Chine ? Brésil ?) compteront quelques drames qui seront attribués au jeu vidéo (plutôt qu’à un autre bouc émissaire).
À suivre…
Salut,
c’est chouette de rendre un petit hommage aux gens qui bossent sérieusement sur un truc.
Boire du poison tous les jours, belle formule, mais c’est aussi le prix à payer pour une certaine immunité ? cad sortir des réflexes vis à vis de ces questions et y apporter un peu d’intelligibilité.