On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment…

Par • le 24/4/2008 • Entre nous

…Chagrin d’amour dure toute la vie.

Ce vieux refrain emblématique de la chanson française résume assez bien ma nostalgie du monde du jeu vidéo tel que je le connaissais à la fin des années 80 jusqu’au début des années 90. Notamment les bornes d’arcade (voir l’article de Kwyxz à ce sujet), les consoles qui commençaient à peine à les rattraper, le PC qui émergeait doucement en proposant, grâce au VGA, une multitude de jeux « beaux et profonds »… et last but not least, la presse vidéoludique de l’époque. Les interviews de deux de ses piliers, « AHL » Alain-Huygues Lacour, et Jean-Marc « J’M » Destroy, me donnent l’occasion de vous en parler un peu.

La presse vidéoludique de cette époque était conviviale, fraîche et cabocharde. C’était l’époque de Tilt, Micro News, Génération 4 ou Joystick (1). Chaque magazine avait ses qualités propres, ainsi qu’un style propre. Et tous avaient une âme.

De Tilt, pionnier en matière de magazine français de jeux vidéo, je me souviens des articles extrêmement fouillés et professionnels, ainsi que de la verve des testeurs. Qu’ils adorent un jeu ou qu’ils le détestent, ils en parlaient avec passion, et ils étaient capables de nous la communiquer.

De Génération 4, je me souviens des caricatures de Bruno Bellamy (qui illustrait aussi les tronches satisfaites ou mécontentes des testeurs), ainsi que de la mythique rubrique « Oxygen ». Cette rubrique, qui prenait parfois une place importante, parlait de tous les coups de coeur qui ne concernaient pas le jeu vidéo : livres, films, BD, jeux de société, jeux de rôle… la plupart du temps liés à la science-fiction et l’heroic fantasy. Comme quoi un magazine de jeux vidéo était capable de s’ouvrir, et d’ouvrir ses lecteurs, à d’autres domaines avec la même passion. On avait également l’impression que les jeux vidéo n’étaient pas un loisir sorti de nulle part, mais s’inscrivaient dans une culture plus large, dans la continuité des romans de Tolkien, de Lovecraft et de Philip K. Dick, des jeux de rôle tels que Donjons & Dragons, des jeux de plateau tels que Warhammer 40000, et des magazines tels que Métal Hurlant.

De Micro News, je me souviens des tests hilarants, de son directeur de conscience qui n’était autre que le Professeur Choron, de la rubrique « Sex Machines » (ah, Censuros !) qui m’a initié aux contrepèteries ainsi qu’au détournement de titre de jeu, et des BD qui devaient prendre un tiers du magazine. On y trouvait Bargon Attack, qui avait fait la couverture, avant de devenir un jeu. On trouvait aussi La Page Déchirée, du regretté Lidwine (qui avait travaillé sur l’un des épisodes de La Quête de l’Oiseau du Temps). Mais on trouvait aussi (surtout) des BD coquines, telles que Rosie Zounette (elle aussi avait fait la couverture) et Stéphanie la Petite Duchesse. Ce qui me frappe avec le recul, c’est que ce magazine attirait à lui beaucoup de gens qui ne faisaient pas partie du monde du jeu vidéo. Le Professeur Choron, bien sûr (on se souviendra de sa découverte de la Megadrive : « 16 bites ? Mais j’vais pas laisser ma petite fille jouer à vot’ jeu, ça va en faire une vraie salope ! »). Mais aussi les caricaturistes et les dessinateurs de BD, comme Lerouge ou Carali. D’ailleurs, quand ce dernier a débarqué, d’abord dans Hebdologiciel, avant de poursuivre dans Micro News puis dans le Virus Informatique, il n’y connaissait rien en informatique, et n’en avait d’ailleurs rien à foutre. Bref, à cette époque, un magazine de jeux vidéo était capable de montrer autre chose, mais aussi d’attirer des gens qui « n’en étaient pas ».

De Joystick, je me souviens des illustrations de Yacine, et du nombre impressionnant de jeux, aussi bien dans les tests que dans les previews (en tout cas, c’était impressionnant pour moi, consoleux qui découvrait l’étendue du parc PC), sans oublier l’humour délirant des testeurs. Je me souviens aussi des numéros d’été, où le Consumer Electronic Show de Chicago (l’ancêtre de l’E3) donnait lieu à des reportages denses, on ne savait plus où donner de la tête. Et pour ma part, je me demandais quand-est ce que je pourrais m’offrir ces dizaines de titres différents, aussi passionnants et variés les uns que les autres.

Ce qui ressortait de tous ces magazines, c’était, je l’ai déjà dit, l’impression que les jeux vidéo s’inscrivaient dans un mouvement, une culture faite de science-fiction, d’heroic fantasy, de rock et d’humour polisson. C’était aussi l’impression d’appartenir, en tant que joueur et lecteur, à cette culture commune (2) rassemblant les adultes et les adolescents (d’ailleurs, pour moi, il ne faisait pas de doute que les jeux vidéo étaient l’activité des « grands »). C’était enfin l’impression que ceux qui travaillaient dans ces magazines étaient « des nôtres ». S’il faut chercher une raison à l’engouement pour cette presse et l’envie d’y travailler à notre tour, je n’en vois pas de meilleure. L’image qu’ils véhiculaient du jeu vidéo, c’était celle d’un « joyeux foutoir aux mains des utilisateurs » (dixit Joystick). C’était quelque chose qui allait au-delà du loisir lui-même : c’était notre truc. Notre culture. Nos jeux. Nos magazines, dans lesquels travaillaient des gens « comme nous ». On avait le sentiment d’appartenir à une véritable communauté, d’être invité à venir faire la fête avec eux. En bref, et j’arrête de tourner autour du pot : cette presse vidéoludique, et la vision du jeu vidéo qu’elle véhiculait, tout cela faisait partie de notre identité.

Quand est-ce que la presse vidéoludique a « perdu son âme » ? Quand est-ce que ce rêve s’est envolé ? (3) Est-ce parce que comme le dit AHL, « les mags sont assez uniformes, ils n’ont pas un ton ou un style qui leur soit particulier » ? Est-ce parce que, comme le dit J’M Destroy, « les mags sont pourris, stéréotypés et surtout manquent sérieusement d’humour sauf chez Canard PC » ? Je ne saurais dire. Peut-être que chacun a sa réponse. Dans ce cas, le mieux, c’est que je donne la mienne.

En ce qui me concerne, la presse vidéoludique a cessé de me faire rêver il y a 10 ans. Avant cette date, chaque numéro, chaque couverture, d’un magazine cité plus haut était une madeleine de Proust à elle toute seule : j’étais capable de me remémorer le contenu d’un numéro rien qu’en regardant la couverture, mais plus encore, un coup d’oeil sur un numéro particulier, et je me replongeais dans l’époque où je lisais ce numéro. Je retrouvais le lieu où je le lisais, la musique que j’écoutais à l’époque, l’état d’esprit dans lequel j’étais… Bref, chaque lecture d’un de ces magazines était un moment privilégié de ma vie, un souvenir que je chérissais comme d’autres. La raison était que ces magazines faisaient partie de ma vie.

Mais après 1998, la lecture de ces magazines est devenue machinale. Je suis bien incapable de me rappeler la couverture de la plupart des numéros lus depuis cette date. Et quand je m’en rappelle, ou quand je me rappelle du contenu, rien ne me revient en mémoire, à quelques rares exceptions près. Je serais bien incapable de me rappeler dans quelles conditions j’ai lu tel ou tel numéro, et je n’arrive pas à lui associer un quelconque souvenir. Pour résumer, depuis cette date, la presse vidéoludique a cessé de devenir conviviale, et je ne me suis plus reconnu dedans.

Cela ne veut pas dire que je ne lis plus du tout la presse vidéoludique. J’achète encore régulièrement Joystick, Cyberstratège et PC4War. Plus sporadiquement, j’achète Canard PC (dont j’aime le ton et la convivialité, mais je ne cesse de repousser le moment où je m’abonnerai pour de bon). On mentionnera aussi PC Jeux, mais uniquement pour profiter du jeu complet vendu chaque mois. Bref, j’achète et je lis encore quelques titres, souvent avec plaisir, mais ce ne sont plus des moments particuliers comme autrefois. A de très rares exceptions près, ce ne sont plus des madeleines de Proust, juste des amuse-gueules ordinaires sur lesquels aucun souvenir ne vient se greffer.

C’est sur ce constat que je clos cet article de la même manière que je l’ai commencé, sur l’air de Plaisir d’amour :

Tant que cette eau coulera doucement
Vers ce ruisseau qui borde la prairie,
Je t’aimerai, me répétait Sylvie ;
L’eau coule encor, elle a changé pourtant !

(1) On mentionnera aussi, bien sûr, Hebdologiciel, qui était avec Tilt l’un des tout premiers magazines dédiés à la micro. Malheureusement, je n’ai pu le lire que 20 ans plus tard. D’une manière plus générale, s’il y a un titre auquel vous pensez, vous n’avez qu’à le mentionner dans les commentaires.

(2) C’est à cause de ce sentiment d’être englobé dans toute une culture, faite aussi bien de livres que de jeux de société, de jeux vidéo, de BD, de films et de jeux de rôle, que j’ai parfois du mal à comprendre pourquoi de nombreux détracteurs du jeu vidéo opposent systématiquement à celui-ci la lecture, les jeux de société ou toute sorte de loisirs en plein air. Comme si l’un empêchait forcément l’autre. Comme si le fait de pratiquer l’un vous interdisait automatiquement d’apprécier l’autre. C’est d’autant plus inconcevable pour moi qu’à l’époque où j’ai découvert les jeux vidéo, il n’y avait rien de plus naturel pour moi comme pour mes parents d’en faire une activité parmi d’autre. Et rien de plus étranger que l’idée de m’y consacrer exclusivement, en abandonnant tout le reste. Le fait que cette activité soit devenue une passion n’a absolument rien changé, ni à l’époque, ni aujourd’hui.

(3) D’ailleurs, était-ce autre chose qu’un rêve? Dans Qui a peur des jeux vidéo ? (éditions La Découverte, 1993), Alain et Frédéric Le Diberder avaient des mots assez durs sur la presse vidéoludique : trop de titres, ton immature, testeurs à peine sortis de l’adolescence, manque de culture vidéoludique, voire de culture tout court… Seuls trouvaient grâce à leurs yeux certains titres comme Tilt, auquel ils ont rajouté Joystick dans la nouvelle édition de leur livre (paru en 1998 sous le titre l’Univers des Jeux Vidéo).

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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7 commentaires »

  1. C’est pourtant pas dur à comprendre, la presse vidéoludique à perdu de son authenticité (on va dire) au moment ou le jeu video est devenu un loisir de masse.

  2. Mais quand le jeu video est-il devenu un loisir de masse ? A l’apparition des consoles de jeux ? Dans ce cas, il faut remonter à la NES. Et entre la NES et le début des jeux videos, il n’y a pas eu beaucoup de temps.

    J’ai commencé à m’intéresser aux jeux videos précisément au début de la console 8 bits (master system). Et j’ai toujours eu l’impression que malgré le prix des jeux, les consoles se sont insérés en masse et facilement chez la plupart des gens que je connaissais. Donc le point d’orgue n’est pas là à mon avis.

    Dans mon cas, il ya deux facteurs que j’ai vu évoluer à peu près en même temps.
    1) Mon âge. Etre passé d’une adolescence dorée, avec tout son lot de nostalgie, de souvenirs, et de découvertes, à l’âge adulte, avec toutes ses contraintes (et tout le manque d’intérêt à essayer de les contourner).
    2) L’apparition du politiquement correct, qui a envahi la presse, a complètement zigouillé le débat politique, les relations professionnelles, le divertissement, bref, presque toutes les facettes de notre société.

  3. Pour moi le phénomène internet à également contribué à tuer la presse des JV.

  4. Boh ! Et Player One ? Ça aussi c’était un bon mag de jeux video qui savait s’ouvrir sur les restes du monde et qui avait une âme !

    Bon, c’est vrai, Crevette a un peu mal tourné depuis qu’il s’est introduit dans nos télés (c’était quoi déjà le nom de l’émission ?), puisqu’il chronique pour Turbo (en même temps, il est passé d’un volant à retour de force à un volant tout court vous m’direz…). M’enfin c’est quand même un gros oubli je trouve.

    À part ça, bah oué, pareil, je regrette ce temps et du coup, ne lis plus aucun mag de jeux depuis… J’ai arrêté entre la fin de Player One et Playstation Mag qui était vachement bien, avec de gros pavés de redactionnel, une maquette léchée, bref un objet pour adultes quoi… un peu élitiste je dirais… la refonte ado débile lui a été fatale.

    Et pour répondre à Jets, c’est à mon avis l’uniformisation et le nivellement par le bas qui ont porté un coup fatal à la presse JV plus qu’Internet. Et je pousserais bien le bouchon en disant que c’est la même pour le reste de la presse papier, vu le niveau global (même Le Monde tourne au torchon) -tant sur les sujets que la façon de les traiter, je parle même pas des fautes de français inadmissibles pour de grands quotidiens d’info-…

  5. Ce que j’adorais dans Joystick, c’était cette déconnade, cet humour permanent. Un numéro entier rempli de notes de bas de page avec des blagues dedans, aucun autre mag ne proposait ça. Et L’Eclectique Super Valable, des fous rires à lire ce truc…

    J’ai eu une bonne période Player One, du numéro 8 (avril 1991) au numéro… je sais plus combien de décembre 1995. Mais c’est vraiment par fidélité que j’ai continué à l’acheter (je ne jouais plus trop sur consoles), parce que le changement de maquette lors du numéro spécial Super Bomberman m’avait proprement écoeuré. On était passés d’un truc super clean à lire, épuré, agréable, classe, à un machin flashy avec du texte coupé de partout impossible à suivre. Le comble fut quand ils se sont rendus compte qu’avec ce nouveau design c’était juste illisible, ils ont ajouté des petites flèches pour indiquer où le texte continuait. Et le départ de plusieurs piliers de la rédac ne m’a pas incité à continuer…

    A priori ils se sont rendus compte de leur erreur plus tard et sont revenus à une maquette plus clean, mais je n’ai pas eu la chance de connaitre ça et PO était mort avant que je me remette à jouer sur consoles… Dommage. J’avais cru en Gaming, j’ai même les 6 numéros chez moi, mais malheureusement le projet est quasi mort-né.

    Ne reste plus que Edge que j’achète à l’occasion quand je le trouve (ou quand je suis à Londres). La presse française ne m’intéresse pas des masses, trop uniformisée, trop consensuelle (en même temps, vu que c’est le même groupe qui possède tous les mags…)

  6. Mon souvenir de la presse vidéoludique de mon adolescence ? Gen4, qui proposait des pages de publicité de charme, avantage sérieux sur tous ses concurrents.

    Mais ils ont dû abandonner, eux aussi…

  7. La nouveauté de 2 éléments : vous et les jv.
    Voilà ce que vous avez perdu (et moi aussi, né en 73).

    Les jv des 80’s et 90’s étaient nouveaux, chq sortie était l’occasion de se mesurer à un nouveau gameplay, un nouveau monde. Et on ne demandait qu’à rêver, vu notre âge !
    Ce n’était pas mieux avant mais aujourd’hui, c’est la même chose qu’il y a 10-20 ans (!), malgrè le marketing et les miyons de pixels bump mappés avec du HDR dedans dont on se fout un peu beaucoup.
    C’est comme Hollywood : les blockbusters ignifugés d’aujourd’hui ont les scénarios du muet (amours contrariés, batailles héroïques)…

    Nous sommes passés de la période ‘made in a garage’ aux batteries de dév sous la houlette d’EA, Ubi and Co. C’était une évolution logique et pour beaucoup d’entre nous, c’est que du bonheur (fraggons en coeur sur Call4). Tant mieux, nous y sommes de toute façon.
    Probablement que dans qques années il y aura des adultes regrettant leur DS et son multi via le wifi.

    Par ailleurs, il y a et aura toujours une scène alternative, mais ce n’est pas ça la nouveauté, juste un laboratoire.

    Je crois que les gens qui ont 10 ans de plus que moi sont nostalgiques de ‘Actuel’ et des Béru’ qui déboulaient dans une société ampoulée et coincée par la crise des 70’s… ainsi vont les générations.
    Mon père regrettent toujours ses réseaux de train électriques et les Beatles.

    Chaque nouveau média veillit (ou mûrit) avec la génération qui l’a porté, mais d’autres sont créés, en relai.

    NB1 : niveau rêve, je me souviens avoir mis une heure sur un simulateur de vol du ZX spectrum pour passer au dessus du seul décor du jeu entre les 2 aéroports : un lac. Un polygone bleu sur un sol vert uniforme.
    J’avais placé l’avion en altitude après le décollage et j’ai mangé -en famille- en scrutant le moment où des 2 zones verte (sol) et bleue (ciel) jaillirait ce miracle de l’informatique. La seul preuve que le logiciel n’était pas bloqué était l’activité de l’altimètre :-). J’ai adoré ce moment.

    NB2 : pour en revenir au mag de jv, je continue à lire CanardPC tout en constatant qu’ils recyclent ce qu’ont fait avant eux Seb et Moulinex dans Joystick. Respect pour leur travail néanmoins car ces jeunes cons (épaulés par des vieux cons, d’ailleurs) ont du talent.

    NB2 : j’ai été clair ?

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