On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

Le débat sur la violence vidéoludique est-il mort ? – 1ère partie

Par • le 30/1/2016 • Entre nous

Très souvent, quand une diatribe est publiée ou diffusée pour se plaindre de la violence, quand un jeu au contenu corsé s’affiche dans les magasins, quand on apprend qu’un tueur de masse se serait adonné au loisir dont il est question sur ce blog, ou quand une étude scientifique paraît sur le sujet, on dit que cela « relance le débat », « ravive la polémique », « rouvre la controverse » (et autres combinaisons possibles), sur la violence des jeux vidéo.

Ma première réaction quand j’entends ce genre de formule est de me demander : « Ah bon ? Il y avait un débat ? Première nouvelle ! »

Il faudrait peut-être, avant de poursuivre, qu’on s’entende sur le sens des mots. Je n’insisterai pas sur celui de « polémique », ayant déjà fait le parallèle, en introduction, entre les buzz lilliputiens d’aujourd’hui, qui ne durent qu’une semaine tout au plus, et les véritables polémiques, celles qui « avaient des conséquences réelles et concrètes, pouvaient durer plusieurs mois, s’étendre à plusieurs pays, mobiliser des personnalités médiatiques et politiques de premier plan, inspirer des projets de loi et des actions en justice ». J’aimerais par contre me concentrer sur le terme de « débat », peut-être encore plus galvaudé et vidé de son sens. A mes yeux, envisager un « débat » requiert la présence d’au moins deux parties qui ont des divergences, certes, mais qui se reconnaissent mutuellement. Où chaque débatteur prend acte de la légitimité, ou au minimum de l’existence, de ses contradicteurs. Partant de là, on peut se demander si ce prérequis est satisfait à chaque fois qu’on parle de « débat ». On peut aussi aller plus loin et se demander quand il a été satisfait, si tant est qu’il l’ait été une seule fois, depuis que les controverses liées au jeu vidéo ont fait leur apparition.

Un indice est donné dans l’article de Nadia Khouri Dagher. Les seuls lecteurs auxquels elle s’adresse, les seuls avec qui elle envisage de discuter, sont à son image. A savoir, des parents d’un certain âge, qui ne jouent pas eux-mêmes aux jeux vidéo (on peut ajouter : qui n’ont aucune affinité pour les romans policiers, pas plus que pour les séries télé et les films d’action) mais qui sont susceptibles d’en acheter pour leurs enfants les yeux (littéralement) fermés. Qui de toute évidence ne savent pas ce qu’ils donnent à leur progéniture et ne s’en soucient pas. Qui seraient très certainement révulsés s’ils s’y intéressaient, mais préféreraient probablement se rassurer à bon compte en se disant que dans le fond, ce ne sont que des jeux, jusqu’à ce qu’une « révélation » leur saute à la figure.

Partant de là, on peut se demander quel genre de « débat » elle peut bien relancer, quand les seuls interlocuteurs qu’elle remarque sont autant de reflets dans le miroir (reflets déformés par la culpabilité d’avoir acheté tous ces jeux à son fils). Autant d’avatars qu’elle prend énormément de plaisir à sermonner. A quoi bon la déranger ? A quoi bon troubler son confort, elle qui est si bien installée dans ses certitudes face à son auditoire virtuel ?

Le mot est lâché : « virtuel ». Certes, voilà un mot usé jusqu’à la corde, et pourtant il me semble que c’est le mot-clé qui explique pourquoi nous en sommes arrivés là. Pourquoi il n’y a pas de « débat » digne de ce nom sur la violence vidéoludique. Pourquoi, en réalité, il n’a jamais eu lieu.

caricature

Remontons dans le temps. Plus précisément en 1999, l’annus horribilis du jeu vidéo. L’année de la tuerie de Littleton/Columbine, qui marque un tournant dans la perception de la violence des médias. L’année, également, où l’association Familles de France entame son action contre les jeux « violents ». A première vue, on peut considérer que le « débat » a fait rage depuis ces deux évènements. Mais quand on épluche attentivement la littérature de l’époque (Stop Teaching Our Kids to Kill de Dave Grossman et Gloria DeGaetano, High Tech High Touch de John Naisbitt, On Media Violence de W. James Potter…), quand on se replonge dans les souvenirs de ceux qui l’ont connue (Masters of Doom/Les Maîtres du Jeu Vidéo de David Kushner, The Ultimate History of Video Games de Steven Kent…), que constate-t-on ?

On observe que les opposants à la violence vidéoludique n’envisageaient (et n’envisagent toujours pour la plupart) qu’un seul contradicteur possible : l’Industrie du jeu vidéo. Mais une vision largement fantasmée de cette industrie, perçue comme un bloc monolithique et omnipotent, qui ne pense qu’à faire de l’argent avec cette activité. D’où les termes de « producteurs », de « fabricants », de « marchands » et de « vendeurs » qui sont souvent employés (non sans mépris) à l’égard de ceux qu’on associe à cette Industrie. Pour garder l’apparence d’un « débat », ou pour expliquer et anticiper (voire étouffer dans l’oeuf) les possibles critiques faites à leur encontre, de nombreux acteurs et commentateurs des différentes controverses autour des jeux « violents » ont eu recours à une Industrie virtuelle de manière systématique, voire obsessionnelle.

Cela ne veut pas dire que leur Industrie soit entièrement fictive. Ils n’ont pas inventé Nintendo, ni Activision, ni Take-Two Interactive, ni Electronic Arts, ni Ubisoft, ni Rockstar Games (pas plus qu’ils n’ont inventé Hollywood ou les méga-corporations comme Vivendi-Universal, anciennement propriétaire d’Activision-Blizzard). Ils se sont juste focalisés sur eux, en oubliant tout le reste, ou pire, en assimilant tout le reste à ces quelques grands groupes, et en les imaginant unis dans une gigantesque camarilla. Certes, ils n’ont pas davantage inventé l’Entertainment Software Association, ni le Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs. Ils ont juste pris prétexte de leur existence pour imaginer une Industrie multimilliardaire et uniforme, où la nuance n’existe pas, où les différences de métier n’ont aucune importance, où la simple distinction entre éditeur et développeur est insignifiante (à noter qu’ils englobent la presse vidéoludique toute entière dans l’Industrie).

Homme de paille

Cela ne veut pas non plus dire qu’ils n’aient jamais considéré que deux acteurs dans cette querelle. En fait, le plus souvent, ils en considèrent quatre : d’un côté, eux et leurs alliés (scientifiques, politiques, parents, éducateurs…), de l’autre, l’Industrie et ceux qu’ils identifient avec mépris comme ses soutiens, alliés, apologistes, agents, laquais… En somme, deux et deux font deux, ce qui est très pratique pour disqualifier toute tentative de contradiction ne provenant pas directement d’un éditeur ou d’un développeur. Certains sont plus nuancés, notamment les chercheurs qui étudient les effets des jeux « violents » et qui veulent garder une certaine neutralité. Dans son livre The 11 Myths of Media Violence, paru en 2003, le Professeur W. James Potter identifie effectivement quatre groupes : le public, les producteurs de médias « violents », les législateurs, et les chercheurs. Il soutient également que le conflit principal se joue (façon de parler) entre le public et les producteurs, les politiques et les scientifiques se situant entre les deux. Le problème de cette grille de lecture réductrice a déjà été évoqué dans un autre article : « et les joueurs dans tout ça ? Ils n’apparaissaient nulle part. On se souciait du bien-être des enfants et des adolescents, présentés comme des victimes de la toute-puissante « Industrie », ce qui permettait de parler en leur nom. Mais la seule idée que des adultes puissent jouer de leur plein gré à ces jeux semblait complètement étrangère à ceux qui définissaient et organisaient le « débat ». Lequel, pendant des années, a complètement échappé aux premières personnes concernées, c’est-à-dire ceux qui s’adonnaient à ce loisir. Ce sentiment de n’être représentés par personne, cette négation de leur parole, de leur existence même, est l’un de leurs sujets de ressentiment les plus anciens et les plus tenaces ».

Cela ne veut pas davantage dire qu’ils aient considéré leur contradicteur virtuel comme un interlocuteur digne de « débattre » d’égal à égal avec eux, quitte à ce que la discussion soit vigoureuse. En se focalisant sur l’Industrie, ce n’est pas un débatteur qu’ils se sont fabriqués à leur convenance, mais un ennemi. Un épouvantail. Un homme de paille, ou plutôt, une Industrie de paille. Cette logique manichéenne et belliqueuse est due en grande partie à Jack Thompson, qui a multiplié les déclarations incendiaires et les actions en justice, et qui la revendique encore de nos jours (en témoigne cette interview récente où il englobe tout le monde dans le terme d’Industrie, qui ne mérite que d’être combattue). L’épouvantail était d’ailleurs d’autant plus facile à accabler que les éditeurs, de leur côté, ont longtemps fait le choix de ne pas répondre aux attaques. Au lendemain du massacre de Littleton/Columbine, les créateurs de Doom se sont retrouvés sur la sellette parce que les tueurs s’y étaient adonnés. Or, comme le raconte leur biographe David Kushner (Masters of Doom/Les Maîtres du jeu vidéo), « les avocats d’iD Software ont fortement conseillé à ses dirigeants et employés de se taire. L’équipe s’est exécutée […] En guise de résultat, la tempête médiatique s’est déchaînée, sans que les personnes qui ont créé ces jeux aient pu dire un mot ». Comme le raconte le même David Kushner dans un autre livre (Jacked, consacré à Rockstar Games et à Grand Theft Auto), « pour l’avocat [Jack Thompson], la bataille était comme gagnée d’avance. Il manquait en effet un adversaire évident en face : les créateurs de jeux. A Washington, Doug Lowenstein de l’Interactive Digital Software Association [ancêtre de l’Entertainment Software Association] suivant la campagne de Thompson, mais ne se présentait pas sur les plateaux pour répondre. […] Thompson fut donc laissé libre de parler sans opposition, ce qui lui permit d’influencer l’opinion publique au sujet des jeux. » Attitude confirmée par Hal Halpin, ancien président de l’IEMA (International Entertainment Merchant Association, la principale organisation représentant les revendeurs de jeux vidéo) : « Pendant les neuf ans où j’ai dirigé [l’IEMA], j’ai souscrit à la même ligne de conduite que mes confrères des autres organisations de l’industrie : ignorez Jack Thompson et il finira par s’en aller. C’est la plus grosse erreur que l’industrie ait jamais faite. Nous avons laissé Thompson être la seule personne à s’exprimer quand les médias avaient besoin d’interviewer quelqu’un. »

Jerry Springer Show

Cela ne veut pas dire, enfin, qu’il n’y a jamais eu confrontation entre eux et l’Industrie. La télévision a offert plusieurs fois l’occasion de parler de jeux vidéo. Arte leur avait même consacré une soirée thématique, le 18 mai 2000, intitulée Faut-il avoir peur des jeux vidéo ?, composée de trois documentaires (dont un seul d’entre eux, intitulé Du joystick à la gâchette, était en rapport avec le sujet), et d’une « discussion » où les seuls intervenants ayant un rapport avec le jeu vidéo étaient le représentant d’un gros éditeur, et le dessinateur de bande dessinée Jean Giraud, alias Moebius, qui avait travaillé sur deux titres. Par la suite, plusieurs émissions de « débats » ont invité une poignée d’acteurs et de défenseurs du jeu vidéo (issus notamment de la presse spécialisée et du monde universitaire) à donner la réplique, ou plutôt à jouer les taureaux de corrida, face à leurs détracteurs. A l’instar des taureaux de corrida, ils avaient leurs chances, d’autant qu’en général, le directeur ou le producteur de l’émission les appelait pour leur promettre qu’ils éviteraient tout sensationnalisme, et qu’ils parleraient des différents aspects du jeu vidéo, pas uniquement de la violence. Et à l’instar de corrida, ils entraient dans l’arène seuls contre tous (le présentateur, les autres invités, les chroniqueurs, le public quand il y en avait), pour subir non seulement les discours hostiles contre les jeux « violents » et la présentation de scènes « trash » issus de certains d’entre eux, mais aussi les réquisitoires contre leur personne. Comme si le fait d’être journaliste de jeux vidéo ou d’étudier d’autres aspects que la violence et l’addiction en faisait des laquais de l’Industrie, et les rendait complices, sinon responsables, de la prolifération de violence virtuelle et réelle. C’est ce qui est arrivé à l’universitaire Henry Jenkins chez Phil Donahue, aux journalistes spécialisés John Davidson, Geoff Keighley, Tim Ingham, et tant d’autres (certes, il y a eu quelques occasions de « débattre » réellement, de façon courtoise et respectueuse, entre défenseurs du jeu vidéo et adversaires de la violence vidéoludique, mais ils sont très rares).

Voilà donc à quoi ressemblait le « débat » à l’époque : à un traitement à charge et à sens unique contre une Industrie fantasmatique (et fantomatique), où la notion de joueur adulte, capable d’aimer et de défendre son loisir, n’était même pas envisageable. Il est vrai que depuis, les choses ont radicalement changé, car « en 15 ans, on est passé de l’omniprésence à l’indifférence quasi-complète. » Cela vaut aussi bien pour le « débat » que pour les « débatteurs ». Ou, puisqu’on peut arrêter d’utiliser ce mot déjà trop galvaudé, cela vaut aussi bien pour la querelle autour de la violence vidéoludique que pour les querelleurs.

En effet, pour qu’il y ait confrontation, il faut au minimum deux antagonistes (« pour faire du saut à l’élastique, il faut prendre un élastique », faisaient dire les Guignols de l’Info à une de leurs marionnettes). L’un d’entre eux, l’Industrie, avait beau être fabriqué artificiellement et servir d’épouvantail, il y avait au moins quelqu’un en face pour lui taper dessus. Quand ce n’était pas Familles de France, c’étaient les américains Jack Thompson, Dave Grossman, Joe Lieberman, Leland Yee. C’étaient les allemands Christian Pfeiffer et Hardy Schober, ou le suisse Roland Näf. Où sont-ils donc passés ? Familles de France est sorti des radars une première fois dès 2001 suite à un conflit interne, et ses maigres tentatives de comeback n’ont pas abouti. Jack Thompson est carbonisé depuis qu’il a été radié du barreau. Dave Grossman, le théoricien des « simulateurs de meurtre », intervient fréquemment aux conventions de la National Rifle Association dont il est le nouveau chouchou, mais la réédition de son livre Stop Teaching Our Kids to Kill, véritable « bible » des détracteurs de la violence vidéoludique, n’a rencontré pratiquement aucun écho. Joe Lieberman a pris sa retraite et le peu de place qu’il a consacrée aux jeux vidéo « violents » dans ses essais autobiographies indique qu’il les considérait comme guère plus qu’un marchepied. Leland Yee, qui a porté à bout de bras son projet de loi contre les jeux « violents » jusque devant la Cour Suprême, est impliqué dans une affaire de trafic d’armes, et depuis que sa loi a été déclarée « anticonstitutionnelle », plus personne n’a essayé de légiférer sur la violence vidéoludique aux USA. Le criminologue Christian Pfeiffer, l’un des opposants les plus célèbres aux jeux « violents », a lui aussi pris sa retraite. Hardy Schober, président de l’association des parents de victimes de la tuerie de Winnenden, qui a fait campagne à la fois contre les armes à feu et les jeux « violents », a fini par démissionner devant la raréfaction des dons et des soutiens politiques, pour finalement se retrouver au chômage. Roland Näf, député et pourtant capable d’autodérision, qui militait pour l’interdiction totale des « killer games » dans son pays, et qui avait créé une association pour rallier le public à sa cause, a fini par la dissoudre dans l’indifférence générale. Certes, il existe encore des opposants de longue date aux jeux « violents » qui n’ont pas désarmé, mais ils sont de moins en moins écoutés, ils le savent, et à part exprimer leur amertume d’être si peu entendus, ils n’y peuvent pas grand-chose.

Etouffé dans l'oeuf

En résumé, le débat sur la violence vidéoludique n’a jamais vraiment éclos, étant donné que l’une des parties a contribué à l’étouffer dans l’oeuf, en s’arrogeant pendant des années le monopole du discours, et en se fabriquant un ennemi à sa mesure plutôt que de considérer « l’autre partie » pour ce qu’elle était vraiment. Et ce faisant, elle s’est rendue progressivement inaudible, jusqu’à se réduire à peau de chagrin.

Et maintenant que nous sommes quasiment seuls en lice (ou en tout cas, en position dominante), qu’est-ce que ça peut nous faire ?

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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Un commentaire »

  1. C’est vrai que t’écris des gros pavés mais bon je te rejoins sur le constat. Le souci avec l’effet nocif du jeu vidéo c’est que s’il était avéré cela se serai vu avec les millions de joueurs à travers le monde. Par contre le constat que l’on peut faire, nous, joueur , c’est l’acharnement qu’on mis les médias pour taper sur ce média qu’est le jeu vidéo.

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