On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La « véritable histoire », rien que ça ?

Par • le 15/6/2009 • Entre nous

Cette semaine, Télérama a décidé de mettre les jeux vidéo en une (1). On voit Mario prendre une pose de Superman, avec comme accroche la « véritable histoire » de notre loisir. Mazette ! Qu’est-ce qui, dans l’actualité, nous vaut l’honneur d’une telle mise en avant ? Et quel va être le contenu de « l’enquête » qui justifie une couverture aussi alléchante ?

Réponse : quatre pages (2), dont le but est en réalité de faire la pub d’un livre, ou plutôt une réédition de livre : La saga des jeux vidéo, de Pong à Lara Croft, par Daniel Ichbiah (3). Sur ces 4 pages, une fait l’éloge de l’ouvrage et de son auteur, tandis que les trois autres présentent « cinq jeux qui ont changé le monde » sur la base des informations contenues dans le livre. Les jeux étant : Tetris, Super Mario Bros, Sim City, Myst et World of Warcraft.

Tout ça pour ça…

Ce n’est pas que je me soucie outre mesure de la politique éditoriale de Télérama, d’ailleurs en temps normal je ne l’achète pas. Mais bon, je n’arrive pas à comprendre ce qui justifie une couverture aussi prétentieuse. Faut-il croire que « la véritable histoire des jeux vidéo » se résume à 4 pages et 5 jeux, la plupart étant déjà archi-connus du « grand public » ? De plus, on pourra s’étonner que les jeux présentant un contenu controversé soient écartés, alors que les épopées de John Carmack (Doom) ou des frères Houser (Grand Theft Auto) font partie intégrante de cette histoire.

Mais au-delà de la disproportion entre la couverture pétaradante et le contenu particulièrement maigre, c’est l’aspect « publi-reportage » pour le livre de Daniel Ichbiah qui est le plus désagréable, et qui rappelle les pires moments de l’engouement des médias généralistes pour la Wii et la DS. A savoir qu’on a l’impression de lire, non pas une « enquête » comme l’annonce crânement Télérama, mais une simple repompe de la thèse qu’Ichbiah développe dans son livre, sans aucun recul, sans aucune analyse critique de cette thèse. Pourtant, il y aurait de quoi faire. Certes, l’édition précédente du livre avait déjà été saluée comme passionnante, facile à lire, bien documentée et riche en anecdotes (c’est aussi ce que je pense, d’ailleurs j’y ai récolté quelques informations qui ont servi à un de mes articles). Mais elle a également fait l’objet de réserves, sur le style un peu trop enthousiaste de l’auteur, et surtout sur ses choix : pourquoi avoir écrit des tartines sur tel jeu ou tel créateur (Philippe Ulrich de Cryo, pour ne pas le nommer), et rien sur d’autres qui auraient davantage mérité leur place dans ce livre ? Exemple typique relevé par Étienne Mineur : « l’auteur nous parle pendant 50 pages du Dune I de Cryo (qui n’a eu aucune influence sur l’histoire des jeux vidéo) et ne nous parle presque pas de Dune II de WestWood, sorti en même temps, qui est resté un des plus grands précurseurs des RTS ». Peut-être que ces défauts ont été gommés dans la toute dernière édition, mais ce n’est pas dans Télérama qu’on l’apprendra (d’ailleurs, il n’est même pas mentionné qu’il s’agit d’une réédition).

Le problème de cette pseudo-« enquête », c’est qu’avant d’être creuse et médiocre, elle est surtout embarrassante. Voilà quelqu’un qui est animé des meilleures intentions, et qui veut rappeler à ses lecteurs (qu’on devine médusés) que non, les jeux vidéo ne sont pas qu’une affaire de gros sous, mais aussi le fruit du travail de « pionniers, bricoleurs de génie, qui un jour se sont saisis d’un nouvel outil, l’ordinateur, l’ont désossé, détourné, pour créer ex nihilo un art neuf », comme il dit. Voilà un journaliste généraliste qui veut prendre la défense du jeu vidéo, mais pas n’importe lequel : on parle là du véritable jeu vidéo (les « casual games » sont légèrement égratignés au passage). Je devrais être content, non ? L’ennui, c’est qu’avec sa manière de défendre mon loisir, je me sens comme l’amérindien de la caricature ci-dessous :

honordud

Cela dit, au-delà du pétard mouillé de Télérama, il existe de très bonnes raisons de lire attentivement le livre de Daniel Ichbiah. Des raisons qui concernent la manière dont l’histoire de notre loisir est racontée, préservée, et entretenue. Dans ma critique du livre de Gary Cross sur « l’immaturité moderne », j’ai mentionné ce qui est censé être le livre de référence sur la question, The Ultimate History of Video Games : From Pong to Pokemon and Beyond de Steven Kent. Malgré son titre lui aussi prétentieux (4), cet ouvrage est effectivement remarquable et riche en informations… du moins, sur les industries américaine et japonaise du jeu vidéo. Ce qui a bien pu se passer ailleurs est presque complètement ignoré, en particulier le développement des micro-ordinateurs des années 80 (à part une mention du Commodore 64) et les genres de jeux qu’ils ont engendré. Rien ou presque sur le MSX, l’Amstrad CPC, l’Atari ST, ou l’Amiga. Rien ou presque sur les jeux de rôle, d »aventure, de stratégie ou de simulation. Rien ou presque sur les jeux PC d’avant Doom. Pour ma part, je serais bien incapable de citer un livre qui retrace leur histoire de manière exhaustive, même s’il existe heureusement des ouvrages qui leur consacrent plus ou moins de place. En français, on citera Les jeux vidéo de Pierre Bruno (La Découverte, 1993), ainsi que L’Univers des jeux vidéo d’Alain et Frédéric Le Diberder (La Découverte, 1998 ). En anglais, par contre, je ne connais que Dungeons and Dreamers : The Rise of Computer Game Culture from Geek to Chic, de Brad King et John Borland (McGraw-Hill, 2003). Et là, je ne parle que de l’oubli des jeux qui sont sortis dans le commerce. En ce qui concerne les mods et la scène indépendante, ce n’est même pas la peine d’y penser.

Cette focalisation presque exclusive sur les industries américaine et japonaise pose un grave problème de transmission, ou au contraire de confiscation, de l’histoire de notre loisir (5). En effet, avec une telle cécité, comment peut-on demander aux personnes « extérieures » comme Gary Cross, qui se méfient du jeu vidéo (à tort ou à raison), de mieux se renseigner sur la question ? Comment peut-on leur demander de considérer les différents aspects de ce média quand ceux-ci sont tout bonnement occultés par les livres spécialisés eux-mêmes ? Déjà qu’ils n’ont jamais été pris en compte par les médias généralistes, si en plus ils sont oubliés par les acteurs du jeu vidéo, ils risquent de disparaître pour de bon de la mémoire collective.

C’est pour cette raison que je ne comprends que trop bien Daniel Ichbiah, quand il déclare en introduction de son livre : « j’ai souvent eu l’étrange sensation qu’il fallait que ces histoires soient racontées, qu’une mémoire devait en être conservée. Qu’elles ne pouvaient s’évaporer emportées par la vélocité infernale de cet univers en perpétuelle ébullition… « . Et c’est pour cette raison que je recommande vivement La saga des jeux vidéo si vous ne l’avez pas encore.  Car malgré ses défauts et ses parti pris parfois contestables, il a le mérite de braquer le projecteur sur des jeux et des créateurs dont certains ont été un peu vite oubliés par « l’histoire médiatique ». Oubliez le publi-reportage raté de Télérama, qui finalement ne lui rend pas service. Plongez-vous plutôt dans la lecture de ce livre, car s’il ne raconte pas la « véritable histoire des jeux vidéo »,  il peut néanmoins servir d’introduction à sa réappropriation.


  1. Télérama, « La véritable histoire des jeux vidéo », numéro 3100, du 13 au 19 juin 2009, pages 34-38.
  2. En fait, il y a cinq pages, mais la première ne compte pas : il n’y a que le titre de la pseudo-« enquête », ainsi que deux ou trois phrases d’introduction, et une illustration affreuse tirée du troisième épisode des Sims.
  3. Première édition, premier titre : « Bâtisseurs de rêve », First, 1997. Deuxième édition, nouveau titre : « La sage des jeux vidéo, de Pong à Lara Croft », Pocket, 1998. Troisième édition, titre identique, Vuibert, 2004. Quatrième édition à paraître aux éditions Pix’n Love.
  4. Dans sa première édition, parue en 2001, le livre avait pour titre The First Quarter : A 25 Year History of Video Games. Pour sa deuxième édition, parue en 2002, l’éditeur a imposé le titre The Ultimate History of Video Games contre l’avis de l’auteur.
  5. Puisqu’on en parle, il existe un dicton, repris abondamment par les critiques américains des médias comme George Gerbner ou David Walsh : « who tells the story defines the culture ». Dans notre cas, ceux qui réussiront à imposer leur vision de l’histoire du jeu vidéo auront du même coup le pouvoir d’imposer leur vision du jeu vidéo tout court et de la « culture vidéoludique » qui va avec. Et par voie de fait, en contrôlant les histoires qui seront racontées, et la manière dont elles seront racontées, par le biais des jeux vidéo (en se focalisant, par exemple, sur des genres particuliers, des univers particuliers, ou des éléments particuliers de l’histoire, racontée elle aussi de manière particulière), ces mêmes personnes auront un rôle important à jouer dans la définition de la culture populaire, donc de la culture tout court. Il y aurait beaucoup à dire dessus. Pour l’instant, on se contentera de quelques « points de détail ». Comme par exemple, la représentation du méchant (et de sa nationalité) dans les jeux ayant pour contexte les conflits « modernes ». Ou la représentation des français dans les jeux ayant pour thème la seconde guerre mondiale (en comparant leur présence – ou leur absence – dans les différents jeux selon le pays où ceux-ci ont été développés). Ou encore le fait que la plupart des jeux modélisant un environnement urbain contemporain et ouvert à la Grand Theft Auto… sont justement des GTA-like se déroulant dans des villes américaines, à quelques exceptions près. Bref, je peux me tromper, mais j’ai la désagréable impression qu’il n’y a que les anglo-saxons qui ont compris l’importance de raconter leur histoire et de transmettre leur vision du monde par le biais des jeux vidéo.
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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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9 commentaires »

  1. Ah ah ah Philippe Ulrich, le mec qui a dû avoir trois idées géniales dans sa vie et qui maintenant est juste complètement aux fraises, plus du tout au fait de l’actualité et que malgré tout on continue de considérer comme un génie visionnaire !

    Purée quel imposteur, j’échangerai jamais un baril de Paul Cuisset, d’Éric Chahi ou de Frédérick Raynal contre cent barils de Philippe Ulrich.

  2. Télérama fait TOUJOURS quatre pages sur son sujet de couverture. Jamais ils ne vont plus loin.

    C’est l’avantage et l’inconvénient du magazine d’ailleurs. Quand on s’y connait sur le sujet, le truc n’a aucun intérêt, mais quand c’est un super article sur la démocratie au moyen orient, tu peux te la péter en société pour à peine un quart d’heure de lecture.

    Et puis vraiment, vous vous attendiez vraiment à plus recherché sur le jeu vidéo dans un magazine généraliste (pour ne pas dire un magazine pour nantis, bobos et autre intellectuels gauchistes) ? Dire que les jeux vidéos c’est créatif et c’est pas dangereux c’est une chose, mais en parler sérieusement c’en est une autre. Il y a des efforts à faire et de toute façon personne ne va le lire sérieusement cet article.

  3. Kwyxz, dans les génies de la fabrication de jeux vidéo, tu as oublié Jésus Martinez, maitre incontesté du zx81, du cpc6128, de l’Atari ST, et de bien d’autres choses étonnantes. J’ai eu la chance de travailler avec lui dans les années 80, et j’aimerais bien avoir de ses nouvelles…

  4. « nantis, bobos et autre intellectuels gauchistes »

    Parle pas de Kwyxz comme ça, c’est pas cool.

  5. J’assume mon côté intellectuel, jaloux.

  6. @Baïkal :

    Merci pour ces précisions. Il est vrai que quand j’ai vu la couverture criarde, je n’en attendais pas grand-chose (en fait, c’est de Télérama dont je n’attendais pas grand-chose). J’ai juste été surpris de la raison pour laquelle ils ont mis les jeux vidéo en une (faire la promo d’une réédition de livre), et de la rapidité avec laquelle ils ont évacué le sujet. Mais bon, puisqu’ils font ça pour toutes leurs couvertures…

    Cela dit, je me souviens de la une qu’ils avaient fait il y a 10 ans sur Christian Clavier (alias « le bureaucrate du rire » en couverture), et c’était beaucoup plus consistant. Il est vrai que le prétexte était double : descendre la suite des Visiteurs qui venait de sortir, et descendre Clavier parce qu’il était de plus en plus à l’affiche. Le résultat : article complet, étalé sur plusieurs pages, mélangeant biographie, analyse critique et entretien avec Clavier lui-même + quelques encarts + 1 page de critique des Visiteurs 2.

  7. Ce qui est marrant c’est le changement de posture de Télérama, passant de la condamnation et mise à l’index à une sorte de reconnaissance. Ils sont vraiment suivistes.

    Mais bon, ça reste très bas niveau comme dossier. Avec des erreurs d’attribution de légende (les sims pour sim city) et de la doxa à tous les niveaux. Ce qui me fait peur sur le niveau général des autres dossiers plus sérieux :p

    Pour ce qui est de l’actu, pêle-mêle :
    – sortie des sims 3
    – plan économie numérique sur le serious game
    – non actu-médiatique, période creuse (pas de festival, pas de mercato, etc.).

    Pour les livres avec parties « historiques »:

    Kent, Dyer and De Peuters. Digital play, 3 river Press -> pas mal, même si les liens avec le complexe militaro-industriel me semblent très forcés
    Steven Pool, Trigger Happy. -> Sympa.
    Des numéros de pix’n love

  8. Ah sur le contexte des jeux : confession de Y. Guillemot: la délocalisation au Canada a joué un rôle dans la représentation des villes, grosso modo, le contexte de production définit les représentations. On modélise là où on habite.
    Je rajouterai les contraintes techniques aussi (va modéliser une ruelle tortueuse), et culturelle (le JV reproduit ce qu’il a déjà fait).
    Et sur la transmission de l’Histoire, faut pas oublier le jeu de Cryo, Versailles! Enfin, quand je dis « jeu »…
    C’est pour ça que j’ai bien aimé assassin’s creed, très intéressant à plusieurs égards (notamment la reconstruction d’un passé historique). Me tardent de voir comment ils recodent Venise et Florence.

  9. Enfin sur la représentation du méchant, c’est effectivement lié au contexte politique :
    http://www.gameinsociety.com/post/2009/04/16/Falloujah

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