On jouait déjà avant ta naissance, donc on a raison

La politique de caniveau (made in England)

Par • le 3/3/2008 • Entre nous

J’ai déjà eu l’occasion de parler sur ce site du rapport entre jeux vidéo et politique politicienne (et ce à deux reprises : ici et ). Voici la conclusion que j’en avais initialement tirée sur « les ingrédients qui pourrissent le débat sur la violence dans les jeux vidéo » :

« ignorance crasse, incompéténce, carte blanche laissée à des croisés aussi peu crédibles que Jack Thompson… mais aussi accumulation de procédés plus que douteux, tout ça au nom d’une cause “supérieure” (la protection des mineurs) invoquée pour justifier tous les dérapages. (…) Si vous vous demandez pourquoi autant de joueurs et de créateurs de jeux vidéo sont aussi hostiles à une régulation sur certains d’entre eux, ce qui s’est passé en Louisiane vous fournira un élément de réponse. Vous voudriez confier les clés d’un média et d’une industrie à des types comme Thompson et Burrell ? Moi, je ne leur confierais même pas mes gosses, si j’en avais !« 

Il s’agissait là d’exemples américains. Mais les Etats-Unis n’ont évidemment pas le monopole de la politique politicienne. Par exemple, en France, on se souvient que Lionnel Luca avait fait très fort à propos de Rule of Rose. Et en Grande-Bretagne, Keith Vaz vient juste de faire aussi fort.

Nigel Keith Anthony Standish Vaz, député travailliste de la ville de Leicester, a fait des « jeux vidéo violents » son cheval de bataille depuis le meurtre de Stefan Pakeerah dans cette même ville en 2004. Ce jeune homme de 14 ans a été battu à mort à coups de marteau et de couteau par un de ses camarades, Warren Leblanc. Giselle Pakeerah, la mère de la victime, a clamé que le meurtrier était obsédé par Manhunt et a mené avec Keith Vaz une campagne pour interdire ce jeu, lequel a effectivement été retiré de plusieurs magasins. Cependant, la police a rejeté toute connexion entre Manhunt et le meurtre, en indiquant notamment que son mobile était une histoire de drogue, et que le jeu se trouvait chez la victime, pas chez le meurtrier. Cela n’a calmé ni Giselle Pakeerah, ni Keith Vaz. D’ailleurs, depuis cette histoire, celui-ci a fréquemment remis la question des « jeux violents » sur le tapis, en faisant notamment campagne pour l’interdiction de jeux aussi variés que Bully, Resistance : Fall of Man et Manhunt 2. D’un autre côté, il a approuvé l’idée d’un partenariat avec les éditeurs de jeux vidéo afin de sensibiliser à la classification des jeux et à la responsabilité parentale.

Pendant longtemps, j’ai refusé de céder à la tentation de considérer Keith Vaz comme le « Jack Thompson britannique », ainsi que le surnomment de nombreux joueurs. D’abord, parce que c’est une très mauvaise idée de « thompsoniser » ou de « familles-de-franciser » n’importe quelle personne un tant soit peu critique de la violence des jeux vidéo (cela équivaut, en politique, à fasciser ou lepéniser n’importe quel contradicteur pour le disqualifier à l’avance, et c’est tout aussi indigne). Ensuite, parce que même si nombre de ses interventions étaient téléphonées et opportunistes (du genre : « Un jeu suscite la controverse ? Génial, je saute sur l’occasion pour demander son interdiction, ça me permet de passer à peu de frais pour un ‘protecteur des enfants’, et tant pis si la controverse n’est pas justifiée »), je ne voulais pas généraliser à toutes ses interventions. En effet, je croyais (et je crois toujours) que ses prises de position, à défaut d’être guidées par une réelle connaissance du sujet, étaient au moins basées sur des convictions sincères. Et je ne voulais pas oublier que dans certains de ses discours, il précisait que « la plupart des jeux » ne lui posait pas problème. Enfin, malgré le fait qu’il agisse parfois comme un politicien opportuniste, contrairement à Jack Thompson je ne l’avais encore jamais vu sombrer dans le caniveau, fût-ce au nom de la « protection de l’enfance ».

Aujourd’hui, les choses ont changé. Le peu de respect que j’avais pour ce type s’est envolé pour longtemps. Même s’il est moins actif et bien moins teigneux que Jack Thompson, il est capable de descendre aussi bas. Et dans son cas, c’est plus grave, parce qu’il s’agit d’un élu du peuple. Que s’est-il donc passé ? Il y a quelques jours, un débat a eu lieu à la Chambre des Communes Britannique, à propos d’une loi visant à renforcer les pouvoirs de la BBFC (British Board of Film Classication), l’organisme chargé de classer les films et les jeux vidéo (1). Et lors de ce débat, Keith Vaz s’est particulièrement illustré, ainsi que nous le rappelle GamePolitics.

Il a bien sûr défendu cette loi, en expliquant que d’une part qu’il voulait juste empêcher les enfants d’accéder aux jeux réservés aux adultes tout en permettant à ceux-ci de continuer à y accéder, et que d’autre part il avait l’intention de faire en sorte que certains jeux incacceptables (selon lui, cela ne concerne que 1% des jeux vidéo) soient interdits sur le territoire britannique. Ma foi, pourquoi pas. Mais en mentionnant l’industrie du jeu vidéo comme « l’une des plus puissantes dans les médias », il a commencé à se plaindre du fait que les gens qui (comme lui) s’opposent publiquement à la violence des jeux étaient « cloués au pilori par la presse sponsorisée par l’industrie du jeu au motif qu’ils veulent la détruire ». Il a ensuite évoqué le meurtre de Stefan Pakeerah en insinuant qu’il correspondait exactement à une scène de Manhunt, et ce en contradiction avec les faits (2). Et surtout, à la question de savoir ce qui pouvait bien différencier un film d’un jeu vidéo, il a répondu que « quand les gens jouent [à ces jeux], ils peuvent interagir. Ils peuvent tirer sur des gens; ils peuvent tuer des gens (…) ils peuvent violer des femmes« . Un peu plus loin dans le débat, il a remis ça quand il était question d’une scène de torture dans le dernier James Bond, Casino Royale, en expliquant que dans un jeu vidéo, à la différence d’un film, il n’y avait pas l’interactivité. Et enfin, tout en insinuant que les opposants à la loi débattue se moquaient du problème de la violence et ne rendaient pas service aux enfants de ce pays, il a dépeint le contenu de la « petite minorité » de jeux qui sont concernés par la loi et qui, selon lui, n’avaient rien à voir avec la censure ou la liberté d’expression : « glorification des Nazis, violence contre les femmes, et dans le cas du jeu ‘Bully’, violence contre les enfants ».

Comme l’a rappelé Fiammetta Venner dans son livre L’effroyable imposteur : quelques vérités sur Thierry Meyssan, tout militantisme doit se baser sur le respect de la vérité. Quand bien même on s’oppose de manière virulente à une personnes, un mouvement ou une idéologie qu’on exècre, il est indispensable que cette opposition respecte malgré tout leur vérité. C’est la meilleure manière de défendre une cause. C’est également ce qui permet d’évaluer la sincérité d’un engagement, et de distinguer les militants intègres des imposteurs. Je me doutais déjà que Keith Vaz prenait quelques libertés avec la vérité en lançant de fausses accusations sur Bully et Manhunt. Je le croyais « juste un peu opportuniste » quand il faisait feu de tout bois et qu’il prenait prétexte de la moindre controverse pour promouvoir son propre agenda politique. Je découvre que c’est un homme malhonnête et déloyal, qui va jusqu’à utiliser des jeux qui n’existent pas (ou plutôt des scènes qui n’existent pas dans des jeux qu’il ne nomme pas) pour mieux défendre sa cause. Comme si le contenu de Manhunt ou de Manhunt 2 ne suffisait pas ! Sans doute croit-il que sa croisade sera plus percutante s’il rajoute du viol et de la « glorification de Nazis » !

Cepandant, je suis d’accord avec lui sur un point : tout cela n’a rien à voir avec la censure ou la liberté d’expression. En effet, quand il appelle à l’interdiction de Bully ou de Resistance : Fall of Man sous des prétextes fallacieux, ce n’est pas une question de censure ou de liberté d’expression, mais d’incompétence crasse (3). De même, quand il accuse les jeux vidéo actuels de permettre au joueur de « violer des femmes », ce n’est pas une question de censure ou de liberté d’expression, mais de crapulerie (4). Enfin, quand il se planque derrière la toute-puissante industrie du jeu vidéo et la presse « sponsorisée » par cette industrie pour justifier l’opposition que sa campagne rencontre, ce n’est pas une question de censure ou de liberté d’expression, mais de lâcheté (5). Et à ceux qui comme lui se gargarisent de vouloir « protéger les enfants », j’aimerais rappeler ce petit détail : ni l’incompétence, ni la crapulerie, ni la lâcheté, ni la malhonnêteté intellectuelle, ne protègent les enfants. Bien au contraire.

Pour conclure, je dirais qu’il n’est pas nécessaire d’accuser Keith Vaz d’être le « Jack Thompson britannique » : il se suffit à lui-même. C’est juste Keith Vaz, un politicien indigne de confiance, qui a recours à des méthodes crapuleuses pour défendre sa cause, et sur lequel on ne peut pas compter pour débattre honnêtement de la violence des jeux vidéo. C’est bien assez comme ça.

(1) Techniquement parlant, la BBFC n’a pas le pouvoir d’imposer sa classification, encore moins de censurer un jeu : elle ne fait que donner un avis. Cela dit, cet avis est largement suivi par les salles de cinéma et les chaînes de magasin. Et quand un film ou un jeu se voit refuser une classification, il devient effectivement interdit de territoire. C’est ce qui s’est passé avec Manhunt 2.

(2) D’ailleurs, à la fin du débat, la Ministre de la Culture Margaret Hodge a rappelé les faits, à savoir que le jeu avait été trouvé chez Stefan Pakeerah, la victime, et qu’aucune connexion n’avait été établie, ni même suggérée, durant le procès de son meurtrier. Elle a également insisté sur le fait que les députés devaient baser leur législation sur des faits réels, et qu’ils devaient les rapporter avec précision et rigueur.

(3) Incompétence d’autant plus cocasse de la part de quelqu’un qui estimait qu’il n’était pas nécessaire de jouer aux jeux vidéo pour en parler. Son argument était que la plupart des législateurs ont des familles et des enfants qui jouent aux jeux vidéo, ce qui les aide à être informés des derniers développements de ce média. Sachant que ses enfants ont actuellement 10 et 12 ans, je me demande à quoi ils peuvent bien jouer pour aider leur père à être informé sur la question des « jeux violents ».

(4) Il faut noter qu’au cours du débat, Edward Vaizey, député conservateur de Wantage, a mis en doute les accusations de son collègue en expliquant notamment que la BBFC n’avait jamais eu connaissance d’aucun jeu permettant de commettre un viol. Mais à ce moment-là, Keith Vaz était déjà parti. Il faut également noter que pour son allégation de viol soit crédible, il aurait fallu qu’une telle scène soit présente dans un jeu du commerce actuellement disponible dans la plupart des pays du globe (ce qui exclut Custer’s Revenge ainsi que les jeux pornographiques japonais, du moins ceux qui dépeignent le viol).

(5) Bien sûr, je ne nie pas que certains joueurs et journalistes spécialisés crient au loup un peu trop vite, en assimilant une critique contre un ou plusieurs jeux « violents » à une attaque en règle contre tous les jeux vidéo. Mais on ne peut pas non plus nier que très souvent, les « croisades anti-jeux » prenaient pour prétexte ce genre de critiques et les généralisaient au média tout entier (voir la panique orchestrée autour de l’épilepsie ou des « jeux néo-nazis »). Les réactions épidermiques venant « de notre côté » sont encore trop fréquentes, et contribuent à pourrir le débat. Mais il faut savoir d’où elles viennent, et se souvenir que pendant longtemps, les joueurs n’avaient pas leur mot à dire sur leur propre loisir (et la situation n’était guère plus brillante pour les développeurs et la presse spécialisée). Quant à Keith Vaz, vous m’excuserez si je ne pleure pas de le voir « cloué au pilori » avec les conneries qu’il raconte !

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est joueur depuis les années 80, et joueur passionné depuis 1990. Ouais, à peu près comme tout le monde ici, quoi. Sauf qu'en plus, il cause. Beaucoup. Mais alors beaucoup. C'est pas sain pour lui qu'il cause autant. Faudrait plutôt qu'il joue.
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5 commentaires »

  1. Il a une bonne tête pourtant.

  2. Et des comme lui, j’en connais plein. Avec une bonne bouille, mais surtout de bonnes intentions, une bonne cause pour laquelle militer, et de bonnes raisons de militer. C’est pour ça que même quand ils disent autant de conneries sur les jeux vidéo, ils sont très durs à contrer.

    PS : merci pour avoir redimensionné l’image, j’étais trop crevé pour le faire hier soir.

  3. Article très interessant, bravo à son auteur

  4. Un politicien fourbe et retors ? Mince alors, un scoop.

    Un point pour les aigris.

  5. J’avoue que mon approche (toujours laisser le bénéfice du doute) est très naïve, et qu’elle conduit à d’innombrables déceptions. Mais je reste fidèle à la phrase attribuée à Morihei Ueshiba : « si tu arrives à vaincre ton ennemi, il reste ton ennemi, mais si tu arrives à convaincre ton ennemi, alors il devient ton ami ».

    Dans le cas de Vaz, en fait, je savais déjà qu’il était fourbe. Disons que sa fourberie n’avait pas encore atteint mon « seuil de tolérance ». Mais là, il exploite des choses aussi graves que le viol et l’apologie du nazisme pour mieux promouvoir son agenda politique, alors que ces choses sont totalement absentes des jeux du commerce. Trop, c’est trop, et j’abandonne l’idée de « convaincre » un type qui se vautre à ce point dans la calomnie.

    Edit : Vaz n’est évidemment pas le seul à aller chercher ses « arguments » dans le caniveau.

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